Guerre en Ukraine: dix ans après son annexion, la Crimée russifiée par le régime de Vladimir Poutine

Dix ans après son annexion, la Crimée est devenue une vitrine de la Russie de Vladimir Poutine. Si un retour en arrière paraît impossible à court ou moyen terme, Kiev veut voir la péninsule revenir dans son giron.

Un triste anniversaire pour l'Ukraine. Il y a dix ans jour pour jour, le 18 mars 2014, Vladimir Poutine signait le décret officialisant l'annexion de la Crimée par la Russie, représailles à la révolution pro-européenne de Maïdan.

Ce qui constitue le premier acte de la guerre contre l'Ukraine s'est pourtant déroulé sans violence, ou presque. À partir du 27 février, de mystérieux hommes armés apparaissent autour des lieux stratégiques et institutions politiques de la Crimée.

Ne portant aucun insigne sur leurs uniformes, ces "petits hommes verts" prennent le contrôle de l'aéroport international de Simferopol et du Parlement de Crimée. Surprises et en manque de moyens, les forces ukrainiennes n'opposent pas de résistance. Les Occidentaux eux condamnent, mais restent spectateurs.

Passé russe

Lors d'un simulacre de vote, des députés élisent comme Premier ministre Sergueï Axionov, leader d'un microparti favorable à Moscou. Ce dernier demande son rattachement à la Russie. Le 16 mars 2014, un référendum d’autodétermination est organisé. Sans qu'aucun observateur international ne puisse veiller aux bonnes conditions du vote et alors que la région est occupée militairement, le scrutin recueille 96,8% de voix favorables au rattachement à la Russie.

Cédée à la République soviétique d'Ukraine (alors membre de l'URSS) par Nikita Khrouchtchev en 1954, la Crimée fait partie intégrante de l'Ukraine depuis son indépendance en 1991. Mais le passé russe de la péninsule - conquise par l'impératrice Catherine II en 1783 - a servi de justification à Vladimir Poutine.

Depuis le coup de force de février 2014, la Crimée est une priorité du président russe qui veut en faire une vitrine de sa politique nationaliste. Construction d'autoroutes, de centrales thermiques... L’État russe investit massivement dans cette région qui bénéficie d’un statut économique spécial lui accordant divers avantages fiscaux.

Forteresse au cœur de la mer Noire

Signe de l'importance que Vladimir Poutine porte à la Crimée, sa plus grande ville Sébastopol se voit accorder le prestigieux statut de "ville fédérale", seulement détenu par Moscou et Saint-Petersbourg.

Sur le plan militaire, la Crimée devient une forteresse de l'armée russe. "La Crimée a toujours été un territoire stratégique mais la Russie a accéléré sa militarisation", souligne Jérôme Pellistrandi, consultant défense BFMTV, qui compare la péninsule à "un porte-avions terrestre en plein cœur de la mer noire".

Après l'annexion, la flotte russe de la Mer noire se réinstalle dans la base navale de Sébastopol, son port d'attache historique depuis le XVIIIe siècle. Elle ne l'avait toutefois jamais totalement quitté, en vertu d'un accord signé avec Kiev en 1997.

Les nouvelles autorités en place mettent par ailleurs l'accent sur le tourisme, en attirant dans les stations balnéaires de la mer Noire des Russes venus profiter du climat méridional.

À l’issue de travaux pharaoniques, la mise en service en 2018 d’un pont reliant la Crimée à la Russie en enjambant le détroit de Kertch parachève la mainmise de Moscou sur la péninsule.

Russification à marche forcée

Cette politique de mise en valeur du territoire s'accompagne d’une russification à marche forcée, dans un territoire aux profils ethniques variés. Selon le dernier recensement dont on dispose, la Crimée était peuplée en 2001 de 58,5 % d'habitants se disant d’ethnie russe, de 22,4% d’ethnie ukrainienne, et 12,1% de Tatars, une minorité musulmane.

"Le Kremlin applique en Crimée le même mode d'emploi que dans tous les territoires occupés: l'information est contrôlée, les communications avec l'Ukraine sont coupées, la langue ukrainienne est interdite", liste Carole Grimaud, spécialiste de la géopolitique russe et membre de l'Observatoire géostratégique de Genève.

"Tout ce qui a trait à l'identité ukrainienne disparaît”, résume-t-elle, alors que les drapeaux russes et les portraits de Vladimir Poutine fleurissent dans les villes criméennes.

Depuis un décret pris par Vladimir Poutine en avril 2023, les habitants sont confrontés à un choix draconien: devenir citoyen russe avant le 1er juillet 2024, ou partir.

"En Crimée, tout est conditionné à la détention du passeport russe. Sans lui, c'est très difficile de travailler, d'acheter un bien immobilier, de se faire soigner", explique Carole Grimaud. Une stratégie de "passeportisation" déjà observée dans le Donbass à partir de 2019 et que la Russie utilise aussi en Transnistrie, pointe la spécialiste.

Répression des opposants et des minorités

La Crimée est aussi un territoire sous haute surveillance où la moindre opposition est réprimée. Comme en Russie, la loi interdisant de discréditer l'armée russe s'y applique durement. "L'emprise russe s'est durcie depuis l'invasion de l'Ukraine en 2022, avec une attention particulièrement portée aux actes de sabotages et à la divulgation d'informations militaires à l'ennemi”, ajoute Carole Grimaud.

La minorité tatare est particulièrement prise pour cible. Réputée hostile au pouvoir russe, elle fait régulièrement l’objet d’arrestations arbitraires. Le 5 avril 2024, dix représentants religieux et politiques de la communauté ont encore été arrêtés.

Lors d'une rencontre avec son homologue turc Recep Tayyip Erdogan, Volodymyr Zelensky a indiqué avoir "transmis une liste de citoyens ukrainiens, en particulier des Tatars de Crimée, qui sont réprimés par la Russie dans les territoires occupés et détenus dans des prisons et camps russes dans des conditions extrêmement cruelles et inhumaines".

Ces persécutions ne sont malheureusement pas nouvelles dans l'histoire tourmentée des peuples tatars. Accusés par Staline d’avoir collaboré avec l’occupation nazie durant l’opération Barbarossa, ils avaient été déportés massivement vers l’Ouzbékistan en 1944, avant qu'une partie revient en Crimée au milieu des années 80.

La Crimée, cible et objectif de Kiev

Si Vladimir Poutine fantasme une Crimée 100% russe, ce rêve s’est heurté à la résistance des Ukrainiens. Un temps à l'écart des combats, la Crimée a été rattrapée par la guerre à l'été 2022. Une première attaque a frappé le 9 août l’aérodrome militaire de la ville côtière de Saky, rappelant à des touristes médusés la réalité de la guerre.

En 2023, l’armée ukrainienne a mené pas moins de 184 frappes sur la péninsule, dont les plus retentissantes ont été l’attaque du pont de Kertch le 17 juillet et le bombardement du QG de flotte de la Mer noire à Sébastopol.

"L’Ukraine n'a actuellement pas les moyens de reconquérir la Crimée mais elle peut mener des frappes en profondeur pour détruire les équipements russes et en quelque sorte 'neutraliser' la Crimée", décrypte le général Jérôme Pellistrandi, consultant défense BFMTV.

La résistance ne vient pas que de Kiev. En Crimée, le mouvement des “rubans jaunes” a montré à que tous les habitants n’étaient pas favorables à une occupation russe comme le Kremlin voulait le faire croire.

Un retour en arrière impossible?

Pour Kiev, la reconquête de la Crimée est non négociable. "L'agression russe de l'Ukraine a commencé en Crimée et c'est en Crimée qu'elle devra s'achever", clame Volodymyr Zelensky, qui pose comme condition préalable à des pourparlers avec Moscou le retrait des troupes russes de tous les territoires occupés.

Un hypothétique retour dans le giron ukrainien pose toutefois question, tant l'identité ukrainienne a été effacée. "Comment vont être considérés les Ukrainiens qui ont travaillé avec des Russes ou qui ont été enrôlés dans l’armée de force?", interroge Carole Grimaud, alors qu'une loi votée en 2023 prévoit des sanctions pénales les Ukrainiens qui collaborent avec les institutions russes, écoles et collectivités locales incluses.

"C’est toute une société, toute une identité qu’il va falloir reconstruire", conclut la spécialiste.

Article original publié sur BFMTV.com