Ukraine: il y a 10 ans, "Maïdan", cette révolution qui portait en elle les germes de la guerre avec la Russie

"Il y a dix ans, les Ukrainiens ont lancé leur première contre-offensive contre l'arbitraire, les tentatives de nous priver de notre avenir européen", a déclaré ce mardi Volodymyr Zelensky.

À la veille de l’hiver, malgré des avancées au niveau du Dniepr, la contre-offensive ukrainienne est dans une impasse. Depuis 635 jours maintenant, l’armée ukrainienne se bat pour repousser les forces de Moscou de son territoire. L’invasion russe du 24 février 2022 a provoqué la sidération mais est le point culminant de longues années de troubles entre les deux pays.

Des tensions notamment exacerbées dès le 21 novembre 2013, il y a dix ans jour pour jour, lors du début de la révolution de Maïdan, ou Euromaïdan, nom donné aux manifestations pro-européennes qui ont duré plusieurs mois dans le pays.

“En Ukraine, on considère qu’on est en guerre contre la Russie depuis Maïdan”, explique à BFMTV.com Anna Colin Lebedev, spécialiste des sociétés post-soviétiques et enseignante-chercheuse à l'université Paris-Nanterre.

“Un choix de futur”

Le 21 novembre 2013, après plusieurs années de rapprochement avec l'Union européenne, le président ukrainien Viktor Ianoukovitch tourne le dos à l’Europe et refuse de signer un accord d’association. En cause: une contre-proposition du Kremlin de Vladimir Poutine.

À Kiev, une contestation s'organise. Des manifestants s’installent sur la place de l'Indépendance, ce qui donnera son nom au mouvement, "Maïdan" signifiant place, avec des tentes et des barricades. La protestation devient massive quelques jours plus tard après l’intervention brutale des forces de police. “Ce n’est pas habituel en Ukraine, les habitants parlent alors de ‘répression comme en Russie’”, explique Anna Colin Lebedev.

Des manifestations et des heurts ont également lieu dans les autres villes ukrainiennes, et ce jusqu’en Crimée. En février 2014, les affrontements deviennent plus violents et causent la mort de près de 90 personnes à Kiev.

“À ce moment-là, la société ukrainienne a fait un choix historique pour l'Europe, un choix de civilisation, de mode de vie et de futur”, affirme Tetyana Ogarkova, journaliste ukrainienne qui était présente sur place. “Et c’est symbolique que dix ans plus tard, l’Union européenne vient de voter l’adhésion de principe de l’Ukraine”, ajoute-t-elle.

Échec du soft power russe

C’est ce choix qui va très vite être insupportable aux yeux de la Russie. L’attractivité de l’Union européenne représente, par miroir, un échec du soft power russe. Malgré la proximité et les liens entre Russie et Ukraine, cette dernière choisit l’Europe. “Le pouvoir russe se sent menacé dans sa sphère d’influence”, indique Anna Colin Lebedev.

“Le régime russe a compris le danger que représentait Maïdan: la démocratie pouvait s’exporter”, ajoute Tetyana Ogarkova. Les événements de Maïdan interviennent, de plus, peu après les manifestations contre le pouvoir de 2011-2012 en Russie.

Pourtant, “Maïdan se structure autour d’une problématique interne vis-à-vis du pouvoir en place”, explique Anna Colin Lebedev, “les manifestants sont peu préoccupés par la Russie et en parlent très peu”.

En outre, face à l’embrasement du pays, plusieurs pays occidentaux s’indignent, se rendent sur place et négocient même une élection présidentielle anticipée. De la même manière que dans la guerre actuelle, Moscou dénonce des ingérences étrangères, y voyant la mainmise occidentale sur l’Ukraine.

Un "matraquage informationnel"

Le pouvoir russe va alors œuvrer à ce que la population russe, tout comme une partie de la population ukrainienne, rejette ce mouvement. "Il lance une campagne informationnelle sans précédent. Il y a une augmentation exponentielle des sujets médiatiques consacrés aux événements du Maïdan, c’est un matraquage informationnel", détaille Anna Colin Lebedev. "Maïdan est traité comme un problème interne à la Russie", complète-t-elle.

Il y a deux messages centraux. Le premier vise à discréditer la mobilisation en pointant la présence parmi les manifestants d’ultranationalistes. "La couverture médiatique insiste sur une frange radicale", dit la chercheuse, qui explique qu’en raison de la présence de certains symboles "tout Maïdan est considéré donc une révolution néonazie".

En février 2022, pour justifier l’invasion de l’Ukraine, Vladimir Poutine parle d’ailleurs de "dénazification". "En dix ans, la propagande a marché car les soldats russes aujourd’hui disent vraiment chercher des nazis", confie Tetyana Ogarkova.

Pour décrédibiliser le Maïdan, le pouvoir russe utilise un second levier. Les médias propagent l’idée que les révolutionnaires ont pour projet d’éliminer les russophones d’Ukraine. "Pourtant, en Ukraine, tout le monde parle les deux langues et d'ailleurs à Maïdan on parle plutôt russe", précise Anna Colin Lebedev, qui explique que des reportages sont ainsi montés de toutes pièces à la télévision russe (qui est aussi regardée à l’est et au sud de l’Ukraine) pour instiguer cette peur.

Justifier l'invasion

Cette interprétation des événements par le Kremlin sert à justifier une première intervention avant celle de grande ampleur de 2022. En février 2014, lorsqu’un gouvernement intérimaire se met en place, Vladimir Poutine dénonce un coup d’État et déclare: "La Russie se réserve le droit de recourir à toutes les options disponibles, y compris la force en dernier ressort". Peu après, Moscou envahit la Crimée. "C’est comme une punition pour Maïdan", affirme Tetyana Ogarkova.

"Il y a d’abord l’invasion de la Crimée et la guerre dans le Donbass, puis des essais de voies diplomatiques et le dernier recours c’est la guerre totale, une manière de soumettre l’Ukraine", ajoute-t-elle.

"C’est le soutien massif de la population russe à l’invasion de la Crimée, justifié notamment par des prétendues menaces sur les russophones, qui marque la rupture entre les sociétés ukrainiennes et russes", explique Anna Colin Lebedev.

En effet, avant Maïdan et la Crimée, les échanges étaient nombreux et "il y avait beaucoup de fraternité avec le peuple russe", soutient Tetyana Ogarkova. "Mais voir un pays voisin annexer son territoire, ça ouvre les yeux. De nombreuses personnes ont coupé les liens avec des membres de famille en Russie, on entend moins parler le russe…", raconte-t-elle.

Une société de résilience

"Maïdan est un moment historique où l’on comprend que c’est une nouvelle ère où il est impossible de revenir en arrière, c’est le premier jour de notre nouvelle histoire", affirme la journaliste ukrainienne.

Si Maïdan marque un tournant dans les rapports entre Russie et Ukraine, c’est également un moment structurant pour la population ukrainienne et sa société civile, notamment en vue du conflit commencé en 2022. "Les valeurs auxquelles elle continue à se référer sont celles qui étaient déjà défendues à Maïdan", explique Anna Colin Lebedev. En outre, la contestation, dans d’autres villes également, "crée des liens entre les personnes", c’est l’"origine de l’organisation sociale des groupes et de la société".

À Maïdan, les Ukrainiens se forment à l’autodéfense et ce sont ces patrouilles qui servent ensuite dans les bataillons au Donbass, qui portent d’ailleurs des noms faisant référence à ce moment-là. "L’engagement combattant des Ukrainiens se nourrit du Maïdan", affirme la spécialiste. En outre, "les figures qui comptent aujourd’hui viennent du Maïdan", à l’instar du maire de Kiev Vitali Klitschko.

À l’hiver 2013-2014, en fin d’après-midi et surtout le week-end, des cadres rejoignent la mobilisation, les citoyens se regroupent déjà pour aider et soutenir les forces armées. "La capacité de résistance et de résilience est née là-bas", explique Anna Colin Lebedev.

"Ce sont des réseaux de solidarité qui ont continué à se développer au cours de ces dix dernières années", complète Tetyana Ogarkova. Lors de la révolution de Maïdan, "les Ukrainiens se découvrent cette capacité à s’opposer mais aussi et surtout de gagner", conclut Anna Colin Lebedev.

"La première victoire dans la guerre d'aujourd'hui a eu lieu (alors). La victoire contre l'indifférence. La victoire du courage. La victoire de la Révolution de la dignité", a affirmé dans ce sens Volodymyr Zelensky à l'occasion des célébrations du 10ème anniversaire du soulèvement.

Article original publié sur BFMTV.com