Grève des crèches : deux directrices racontent les difficultés d’un secteur à bout

Le nombre de places proposées par les établissements d’accueil du jeune enfant a augmenté sur la dernière décennie pour atteindre 471.000 en 2019. Pourtant, chaque année, des parents se retrouvent sans solution de garde.

Alors que des manifestations sont prévues dans une soixantaine de villes en France, « Le HuffPost » a demandé à deux directrices de crèche comment elles s’organisent face à la pénurie de professionnels et à la dégradation de leurs conditions de travail.

GRÈVE - La mobilisation risque d’être forte. « On bat des records, assure Aurélie de Brie, directrice de micro-crèche. On commence à atteindre un point de non-retour et ce qui s’est passé cet été n’y est pas pour rien. » Ce jeudi 6 octobre, le collectif « Pas de bébés à la consigne » appelle les professionnels de la petite enfance à se mettre en grève.

L’objectif : dénoncer la pénurie de professionnels qualifiés et le récent arrêté autorisant le recrutement de non diplômés. Des rassemblements et manifestations sont prévus dans une soixantaine de villes en France, d’après le collectif, qui rassemble une cinquantaine d’organisations syndicales et d’associations.

Mais la prise de conscience de la dégradation des conditions de travail dans ce secteur, notamment après la mort d’une fillette de onze mois en juin dernier dans une crèche du groupe People & Baby à Lyon, n’est pas encore suivie d’effets concrets. Deux directrices de crèche ont accepté de témoigner de leur quotidien auprès du HuffPost.

La pénurie de professionnels

« Encore une année comme celle-ci et j’arrête, confie Charlotte*, directrice de crèche qui préfère rester anonyme. Pourtant, j’aime mon métier. Mais ça va mal partout, que ce soit dans le public ou dans le privé. » À 50 ans, elle gère une crèche à Paris qui compte 74 places d’enfants. Ne parvenant pas à recruter, elle ne peut en accueillir que 55.

« Il y a très peu de candidatures et, quand il y en a, quand on les appelle ils ont déjà trouvé quelque chose, estiment que le salaire est trop bas ou que la distance avec leur domicile est trop longue, développe-t-elle. Il y a toujours quelque chose qui bloque. » En France, près de la moitié (48,6 %) des établissements déclare un manque de personnel, selon une enquête réalisée par la caisse nationale d’allocations familiales et publiée en juillet.

« Depuis les années 2010 et l’ouverture à la concurrence, de nombreuses crèches ont ouvert sans que le nombre de professionnels n’augmente, rappelle Charlotte. C’est tout simplement mathématique. »

L’arrêté du 29 juillet

Pour pallier ce manque d’effectifs, le gouvernement a publié un arrêté daté du 29 juillet, permettant de recruter plus facilement des salariés non diplômés et de les former en interne. À l’instar de ce qui a été mis en place pour les profs, cette solution fait hurler les professionnels de la petite enfance.

« Ça dévalorise notre formation, soutient Aurélie de Brie, directrice de deux microcrèches près de Marseille et cosecrétaire du Syndicat National des Professionnels de la Petite Enfance (SNPPE). Et ça en dit long sur la perception qu’a la société du secteur de la petite enfance. » Selon l’arrêté, les professionnels non qualifiés doivent bénéficier de 35 heures de formation.

« Les 35 heures de formation, ce sont les professionnelles de terrain qui doivent les faire. Mais quand ?, demande-t-elle. Et surtout, au bout de 35 heures, on n’est pas prêt à prendre en charge un groupe de 8 enfants seul. Ce n’est pas une solution pérenne. » Une phrase, prononcée par Xavier Darcos en 2008, reste gravée dans les esprits.

« Est-ce qu’il est vraiment logique, alors que nous sommes si soucieux de la bonne utilisation des crédits délégués par l’État, que nous fassions passer des concours bac +5 à des personnes dont la fonction va être essentiellement de faire faire des siestes à des enfants ou de leur changer les couches ? », demande celui qui est alors ministre de l’Éducation nationale.

Le manque de reconnaissance pèse sur le secteur. « Savoir s’occuper de son enfant ne signifie pas savoir s’occuper des enfants des autres », rappelle Charlotte. « D’un côté on a le rapport sur les 1 000 jours de l’enfant, les études internationales qui prônent des petits groupes d’enfants avec des équipes qualifiées, s’agace-t-elle. Et puis on a des réformes qui mettent des enfants en surnombre et des professionnelles sans qualifications. »

Aurélie de Brie n’hésite pas à comparer la situation des crèches au « scandale des Ehpad ». « On demande de plus en plus de choses aux professionnelles, avec de moins en moins de moyens, financiers, humains et psychosociaux », résume-t-elle.

Salaire et conditions de travail

Le Covid est venu aggraver des conditions de travail déjà dégradées et a poussé de nombreux professionnels à quitter le secteur. « Cette année, les salariés ont fait des semaines de 40 heures et moi jusqu’à 48 heures », souligne Aurélie de Brie. Responsable de l’établissement, elle a enchaîné les journées à rallonge, arrivant à 8 h 15 et restant régulièrement jusqu’à 20 heures.

Toute son équipe a fini l’année exsangue. « On maigrissait à vue d’œil, on avait des cernes jusqu’en bas, se souvient Aurélie de Brie. Même les parents nous faisaient des réflexions le soir, ça se voyait sur nos têtes. C’était intenable. » En réduisant l’amplitude horaire de la crèche d’une heure, elle parvient alors à faire revenir le personnel à 35 heures par semaine.

Mais l’équilibre est précaire : à la moindre absence, les directrices remplacent elles-mêmes les professionnelles dans les sections. Laissant de côté tout le reste. « Tout ce qui est contrats et gestion de la crèche, ce n’est pas fait, regrette Charlotte. La réglementation sur les bâtiments, le personnel, l’hygiène… »

« Même si on ne fait pas ces métiers pour l’argent, il y a des limites. »

Exit aussi les projets pédagogiques, l’accompagnement des professionnelles, les réunions et le temps de réflexion sur les pratiques professionnelles. « Ce temps-là, on ne l’a plus, souligne-t-elle. Alors on fait à l’arrache, entre deux portes. » Selon Aurélie de Brie, les professionnelles restent en moyenne 3 ans maximum en poste. À 37 ans, elle confirme qu’elle ne fera pas ce métier, qu’elle aime, toute sa vie.

« C’est usant, déjà physiquement, souligne-t-elle. S’asseoir, se baisser, être au sol, porter les enfants : le corps trinque. Et ce n’est pas encore pris en charge correctement comme des pathologies professionnelles. » Dans certaines crèches privées, les auxiliaires ont une « double fonction ». « Elles s’occupent des enfants, mais aussi tout ce qui est hygiène : le ménage, les traçabilités des repas, tout ce qui est sanitaire, les lessives… », liste-t-elle.

Et ce pour un salaire qui frôle le minimum. « Pour un CAP Petite Enfance, c’est même pas 50 € au-dessus du Smic, détaille Charlotte. Pour une directrice de crèche qui débute, ça n’atteint pas 2 500 € bruts. C’est vraiment pas mirobolant. Même si on ne fait pas ces métiers pour l’argent, il y a des limites. »

« Les langues se délient »

Si les drames récents ont mis les crèches sous le feu des projecteurs, la revalorisation de ces métiers, en grande majorité féminins, n’est pas encore à l’ordre du jour. « Les langues se délient un peu, mais on a tendance à tendance à cacher nos difficultés », confie Aurélie de Brie. Dans ce contexte, la relation avec les parents est parfois abîmée.

« Quand on prend la décision de réduire une section de 20 enfants à 10, c’est très compliqué pour les parents », reconnaît Charlotte. Certaines familles sont inquiètes. « Il suffit d’une morsure ou autre et ça prend une ampleur différente, estime Aurélie de Brie. Mais se demander si on a manqué de vigilance ou de temps, ça crée un biais avec les familles. »

Membre d’un petit groupe d’une dizaine de directrices de crèches, elle a vu quatre d’entre elles démissionner ces derniers mois : burn-out, épuisement, besoin de retrouver une vie privée, de faire autre chose… « En termes de charge mentale, c’est très lourd, souligne Charlotte. Et souvent au détriment de notre vie personnelle. »

Ces deux directrices seront en grève le 6 octobre et leurs établissements seront fermés. « C’est tout le secteur qui est concerné. Les assistantes maternelles sont aussi très isolées. Il faut continuer à parler, faire bouger les consciences et embarquer les familles », conclut-elle.

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