En France, ces binationaux "blessés" par le projet de l'extrême droite de leur interdire certains métiers

Un passeport biométrique français (PHILIPPE HUGUEN)
Un passeport biométrique français (PHILIPPE HUGUEN)

"Blessés" et "inquiets": des Français ayant une autre nationalité, de profils différents et se considérant pleinement français, témoignent de leur stupéfaction après la proposition de campagne du parti d'extrême droite RN de leur interdire des emplois et fustigent un possible "précédent de discrimination".

"Je me sens touché en tant que binational et produit de la République française: j'ai beau être Franco-Malien, je dois tout à la France, je ne dois rien au Mali à part mon origine familiale, le Mali ne m'a pas formé; je me sens Français avant tout", lance d'une traite à l'AFP le blogueur Samba Gassama, 37 ans.

"Entendre des Français me rejeter, c'est blessant", confie-t-il.

Lors de sa campagne pour les législatives, le Rassemblement national (RN), en tête des intentions de vote, a dit vouloir "empêcher" les binationaux d'occuper "des emplois extrêmement sensibles", par exemple des binationaux russes pour des "postes de direction stratégique dans la défense".

En janvier, le RN avait déjà déposé une proposition de loi prévoyant la possibilité d'interdire l'accès à des emplois dans les administrations et entreprises publiques aux Français possédant une autre nationalité.

Ainsi, 3,3 millions de Français pourraient demain se voir interdire l'accès à un emploi, selon les estimations du syndicat CFDT.

Lors d'un débat télévisé mardi, le Premier ministre Gabriel Attal a accusé le président du RN Jordan Bardella d'hypocrisie et d'avoir une représentante franco-russe, Tamara Volokhova, à un poste sensible du Parlement européen, en contradiction avec la proposition du RN.

En France, la binationalité n'empêche pas l'accès aux emplois de la fonction publique.

"Il y a des réserves de nationalités dans pas mal de domaines", explique à l'AFP Patrick Simon, démographe à l'Institut national d'études démographiques (Ined). "Les non-ressortissants européens ont des limitations; il y a des restrictions supplémentaires pour les métiers dans les domaines régaliens comme la sécurité, la défense" notamment.

"Or, les double nationaux ne font pas partie des personnes soumises à ces restrictions parce qu'ils sont nominalement et pleinement français", souligne-t-il. "Ce que le RN entend étendre, c'est de considérer que les personnes double nationaux ne sont pas des nationaux à part entière; c'est évidemment dangereux".

- "Grande souffrance" -

Il faut remonter aux années 1930 pour retrouver la mise en place de restrictions pour les personnes naturalisées. A la Libération, ces lois ont pour la plupart disparu.

Dans une tribune mardi au journal Le Monde, Mohamed Bouabdallah, diplomate de carrière et binational, dit vivre "comme une grande souffrance le fait que la loyauté des binationaux puisse être ainsi questionnée".

"Nous sommes des milliers de binationaux (...) à occuper des postes de premier plan dans l'appareil d'Etat, y compris sur des postes dits +sensibles+", souligne-t-il.

Selon lui, "le RN s'inscrit dans la droite ligne du régime raciste de Vichy (...) En 2024, ce ne sont plus les juifs (leur tour viendra), mais les arabes et les musulmans".

Les binationaux interrogés - qui se disent aussi profondément attachés à leur autre nationalité - admettent a minima un sentiment de malaise et d'incompréhension, voire d'injustice face à cette proposition du RN.

"C'est une insulte à l'ensemble des binationaux", réagit Amayas Allam, 24 ans, Franco-Algérien et étudiant dans une grande école de commerce, qui s'alarme du fait qu'un certain nombre de Français soutiennent ce genre de mesures.

"Ce qui me fait peur, c'est le précédent de discrimination entre les Français que cela créerait", qui pourrait "ouvrir la porte" à d'autres mesures visant les binationaux sur "l'accès aux soins, aux services publics, etc.".

"Je ne comprends pas cette démarche du RN", témoigne Nadjet Aviles, 58 ans, enseignante dans le secondaire, qui se dit "inquiète en tant que Franco-Algérienne". "C'est complètement stigmatisant pour les binationaux; je me suis posée la question de si je commençais à faire mes valises, alors que cela fait 34 ans que je vis en France, mes enfants sont nés ici...", s'époumone-t-elle.

Rodrigo Arenas, député franco-chilien LFI-Nupes (gauche radicale), arrivé en 1978 en France à l'âge de 4 ans avec ses parents qui fuyaient la dictature de Pinochet, ne décolère pas non plus. Cette proposition est une "stupidité pragmatique, politique, stratégique, qui ne répond à aucun besoin et est au contraire contraire aux intérêts de la France", dit-il à l'AFP.

"L'Assemblée nationale, le Sénat et même les ministères sont parfois occupés par des personnalités politiques qui sont de différentes nationalités. C'est l'histoire de ce pays !", martèle-t-il.

Une émotion partagée par des binationaux plus jeunes.

Emily, Franco-Britannique de 17 ans vivant en Bretagne (ouest), dit ressentir de la "peur". "J'ai déjà eu des commentaires de gens pas très sympas par rapport à ma nationalité britannique, mais c'est juste à l'école, alors que si c'est des gens qui potentiellement étaient à la tête de l'Etat et mettaient des lois en place, c'est beaucoup plus grave...".

La chanteuse franco-malienne Manda Sira, 30 ans, s'émeut d'une proposition "lunaire". "C'est une manière de créer toujours des différences et des inégalités là où au contraire on se bat pour avancer et pour les gommer...", critique l'artiste, qui "s'alarme" de l'idée d'une "classification des Français qui auraient plus de valeur ou de droits".

Ces binationaux espèrent que le Conseil constitutionnel français s'opposera à une telle proposition, ou se refusent "à y croire".

Olga Prokopieva, Franco-Russe arrivée en France en 1995, présidente de l'association Russie-Libertés, se sent "aujourd'hui beaucoup plus Française que Russe". "J'ai fait toutes mes études et ma vie ici, ma fille est binationale aussi".

Elle juge "impensable" d'être privée "de certains de (ses) droits et possibilités". "C'est un retour en arrière très inquiétant", lance-t-elle. "Peut-être que le choc sera terrible après les législatives, mais pour le moment je préfère ne pas y croire".

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