Des fanarts aux mèmes: la vie clandestine de Tintin, loin des griffes de Moulinsart

Des albums de Tintin (Photo d'illustration)  - Georges Gobet - AFP
Des albums de Tintin (Photo d'illustration) - Georges Gobet - AFP

Contrôlé par un ayant-droit extrêmement rigide, qui s'oppose à toute reprise, Tintin n'a pas vécu de nouvelles aventures depuis 1976. Le reporter imaginé en 1929 par Hergé connaît cependant une deuxième vie en contrebande. Apparitions surprises dans des BD, fanarts, mèmes, détournements... Tintin n'a jamais été aussi présent.

"Il y a une transgression de très grande qualité", confirme à BFMTV Albert Algoud, éminent tintinologue. "Même si les nouvelles générations sont moins nombreuses à se jeter sur Tintin, il génère beaucoup de détournements satiriques, politiques, oniriques parce qu'il touche l'imaginaire collectif - qu'on soit de gauche, de droite ou libertaire."

"Peut-être que l'interdit le rend encore plus inspirant et plus attirant", avance de son côté le dessinateur Blutch, dont le dernier album, La Mer à boire (éditions 2024), est truffé de références à Tintin. La BD contemporaine prend en particulier un malin plaisir à détourner ce personnage jalousement protégé.

"Une inversion géniale"

Modèle du ministre Alexandre Taillard de Vorms dans Quai d'Orsay, Tintin s'est réincarné en NitNit, une sorte de double punk et nihiliste dans Toxic de Charles Burns. Plus récemment, Catherine Meurisse s'est représentée en Tintin dans les dessins qu'elle a réalisés pour son installation à l'académie des Beaux-arts.

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Dans ​​La Porte de l'univers de Goossens, paru en mai, le héros, un humoriste démodé à la recherche de la blague ultime, croise deux individus profondément antipathiques, Reporter Haddock et Capitaine Tintin. "C'est une inversion géniale", s'extasie Albert Algoud. "Je suis jaloux de la trouvaille. Ils font même une blague sur le procès!"

"Je fais semblant d’inverser, alors que j'aurais très bien pu mettre vraiment Tintin", sourit Goossens. "Ce que je n'aurais pas pu faire, c'est utiliser la fusée avec les carreaux rouges et blancs, les personnages exacts sans les transformer, avec des dialogues qu'ils auraient pu avoir dans un album de Hergé."

"Tintin m'a vraiment servi de bible"

Dans La Mer à boire, publié en novembre, Blutch s'inspire quant à lui fortement de la structure de Tintin en Amérique. "Tintin est présent à tous les étages dans La Mer à boire. L'Oreille cassée m'a aussi vraiment servi de bible, ne serait-ce que pour les couleurs, qui sont un mariage de roses, de bleus, de gris."

En avril dernier, un spin-off officieux de Tintin signé Sarah Belmas, Allan Thomas Scott, le bandit marin (éditions Sépia), raconte l'histoire d'Allan, second de Haddock aperçu dans Le Crabe aux pinces d’or. Dans la BD parodique Super Dickie (Glénat), parue en septembre, le Belge Pieter de Poortere se moque de la houppette du reporter.

De Philippe de Broca (L'Homme de Rio) à Bruno Podalydès (Dieu seul me voit), le cinéma a aussi souvent convoqué Tintin. Ce mercredi sort Le Parfum vert, une comédie policière où Vincent Lacoste arbore la même tenue que le reporter. "Je voulais filmer Vincent Lacoste en pantalon de golf", confie le réalisateur Nicolas Pariser. Le titre du film est d'ailleurs une référence à une BD hommage à Hergé de 1983.

"Il est facile à détourner"

Cet attrait tient principalement à la ligne claire d'Hergé, ce trait synthétique qui lui confère tout son mystère. "Avec peu de détails, il peut dire beaucoup", confirme Pieter de Poortere. "Hergé a un dessin rigolo à manipuler", renchérit Goossens. "C'est plus facile à détourner que du Pratt ou du Franquin."

"C'est ce qui est fantastique avec Tintin", renchérit le compte Tintinades, connu sur les réseaux sociaux pour ses détournements délirants de Tintin. "Il est extrêmement lisse et donc facile à détourner. Dès qu'on lui fait dire des horreurs, qu'on le met dans un contexte d'actualité ou dans des situations un peu loufoques. ça fonctionne bien."

Pour l'illustateur Hads, réaliser des fanarts est aussi une manière d'exorciser le chagrin de ne plus avoir de nouvelles aventures: "Revisiter Tintin n'est pas pour moi une manière de me l'approprier, mais plutôt une manière de créer de nouveaux contenus et d'emprunter ces personnages pour imaginer ce qu'ils feraient de nos jours - comme si les aventures ne s'étaient jamais arrêtées."

"Il y a cette envie de donner une seconde vie à un classique qui est vraiment très, très ancré dans son époque et qui n'a pas vraiment eu de revival à part le film de Spielberg", explique l'illustratrice Anaïs Flogny, dont l'un des fanarts qui imagine Tintin et Haddock en héros de film noir a été "liké" plus de 17.000 fois sur Twitter.

"Pouvoir apporter d'autres influences comme les codes esthétiques des mangas shojo des années 80/90, connues pour être très naïvement romantiques, me permet d'explorer une facette à l'opposé de l'image très lisse donnée de Tintin sur sa personnalité: ressent-il des émotions amoureuses?", ajoute l'artiste Choco, qui aime chez Hergé "la clarté de la ligne, les gammes colorées et les compositions des pages".

Marquée par le Spirou d'Émile Bravo, Anaïs Flogny rêverait d'offrir le même traitement à Tintin "pour pouvoir parler du racisme présent dans les albums": "Ce serait génial de pouvoir adapter ces histoires pour qu'elles collent avec un discours plus actuel." "Ce que Glénat a fait avec Mickey est un bon exemple de ce qu'on pourrait faire avec Tintin", ajoute Pieter de Poortere. "On pourrait trouver ainsi un nouveau public..."

Internet, nouvel Eldorado de Tintin

Ce nouveau public, de nos jours, se trouve principalement sur Internet. Sur des sites d'AI comme Krea, le tintinophile pourra ainsi retrouver des versions abstraites de Tintin. Sur Twitter et Instagram, il n'est pas rare non plus de tomber sur des versions féminines de Tintin et Haddock, des Tintin bodybuildés, des Tintin façon kawaï ou façon comics et sur des fausses couvertures pour des aventures imaginaires.

Un compte comme @tinbroforever plonge ainsi Tintin dans des univers mélancoliques inspirés par le cinéma des années 1980, l'univers de David Lynch et le jeu vidéo GTA: Vice City. Le personnage y apparaît souvent de dos, les yeux cachés derrière des lunettes noires. Comme s'il cherchait à ne pas être reconnu - sûrement par Moulinsart.

"Ces détournements montrent à quel point Tintin est une œuvre riche", insiste Albert Algoud. "Une œuvre pauvre ne pourrait pas autant susciter l'imaginaire! Tintin va avoir une autre vie que du vivant de son auteur. La pérennité de cette œuvre passe par d'autres émotions."

Représentation queer

Sur les réseaux sociaux, Tintin peut aussi enfin s'assumer au grand jour. Alors que des théories sur l'homosexualité du personnage circulent depuis des années, celles-ci sont devenues réalités sur les réseaux sociaux grâce à de nombreux artistes. Objectif: offrir à travers un personnage jugé daté une vision plus inclusive du monde.

"Tintin est une icône connue intergénérationnelle, et dans un contexte où la libération des paroles pour l'inclusivité des communautées queer est de plus en plus grande et entendue, utiliser un personnage (que l'on pourrait aux premiers abords penser comme étant hétéros selon nos biais hétéronormés) est une image forte pour venir déranger nos idées préconçues", insiste de son côté Choco.

Pour la Yaoi con Paris de 2022, un salon spécialisé sur les homo-fictions, cette artiste passionnée par la culture populaire a ainsi imaginé une illustration revisitant Tintin avec les codes du shonen aï, des mangas de romance entre hommes. "Je voulais présenter un nouveau visuel percutant en rapport avec la thématique du salon et sur laquelle je pouvais m'amuser."

"Alors que notre monde a encore beaucoup à faire pour se débarrasser de l’homophobie et des préjugés, je trouve cela formidable que les fans utilisent des fanarts pour montrer de la représentation queer entre des personnnages qui se respectent, s'aiment et se soutiennent", renchérit Hads, connu pour ses dessins imaginant Tintin et Haddock en couple.

Retrouver du plaisir avec Tintin

Passionné par l'univers de Hergé, ce prolifique illustrateur est profondément connecté à ces personnages à qui il souhaite offrir à travers ses dessins une vie apaisée: "Ils méritent d'être heureux. "Haddock mérite d'avoir quelqu’un dans sa vie qui le voit comme l'homme génial, intelligent, gentil et créatif qu'il est réellement."

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Hads voit d'ailleurs en Hergé une figure tutélaire dont le travail l'a sauvé à une période difficile de sa vie: "Faire des fanarts de Tintin m'a aidé à me détendre et à retrouver du plaisir avec le dessin. J'ai trouvé dans ces personnages du réconfort. Ils m'offrent un espace pour respirer dans un monde particulièrement stressant."

"Pas de souci pour un dessin sur Twitter"

Ces artistes doivent-ils craindre Moulinsart? "Tant que c’est du fanart et que ce n’est pas commercialisé, normalement, c’est bon", espère Anaïs Flogny. "Il n'y aura pas de souci pour un dessin sur Twitter." "Je ne tire aucun profit de ces fanarts puisque ces personnages ne m'appartiennent pas", ajoute Hads, avant d'ajouter:

"Quand j'ai étudié le style d'Hergé, et tenté de l'imiter, j'ai même fait exprès d'ajouter des erreurs pour montrer que je n'essaye pas de faire des faux Tintin, mais simplement un hommage."

Protégé par le droit à la parodie, Tintinades est confiant, mais il n'hésitera pas à supprimer son compte si les avocats de Moulinsart le contactent. "Pour le moment, ils ne me demandent rien, donc je pense qu'il n'y a pas de souci de leur côté."

"Il suffit que les héritiers d'Hergé aient un pouvoir sur une structure, comme le festival d'Angoulême, pour pouvoir empêcher les choses", précise Goossens.

Blutch a récemment réalisé dans le cadre d'un portfolio pour les 50 ans du festival d'Angoulême une illustration des Dupondt. "Mon dessin a été refusé par le FIBD, parce qu’ils craignaient l’ire de Moulinsart", révèle-t-il. "Ça me rend triste que ce soit si difficile", glisse Pieter de Poortere. "Ça tue un peu la créativité des auteurs." "Je ne suis pas sûr que Hergé lui-même serait aussi strict", conclut Hads. "Je pense qu'il serait même amusé de voir ses personnages inspirer des dessinateurs."

Article original publié sur BFMTV.com