"On a fait un peu le deuil de Paris": pourquoi les comédies françaises font plus rire en régions
Genre traditionnellement le plus décrié, la comédie attire cependant en masse le public. Mais celui-ci, en fonction de la zone où il se trouve, ne plébiscite pas les mêmes films. Alors que Les Petites victoires vient d'atteindre 920.201 entrées, cette comédie sur les mésaventures d'une maire d'un hameau de Bretagne, et d'un retraité illettré, n'a attiré que 66.309 spectateurs à Paris et dans sa périphérie - à peine 7% du total. "Pour rire, il faut qu'on ait les mêmes codes", résume le réalisateur Philippe Guillard.
Sa filmographie illustre le phénomène: il sort le 3 mai Pour l'honneur, une comédie tournée en Corrèze, dans laquelle un club local de rugby, en lice pour affronter son ennemi juré lors d'un derby annuel, va s'allier à des demandeurs d'asile. En 2011, l'un de ses précédents films - Le Fils à Jo, une comédie dramatique avec Olivier Marchal - avait séduit 1,2 million de spectateurs, dont près de 133.000 à Paris.
"C'est normal que ces films ne marchent pas à Paris, puisqu'ils utilisent des codes que seuls les gens de province comprennent. Dans Pour l'honneur, il y a un personnage qui s'appelle Dédé. Je ne pense pas qu'il fasse marrer les Parisiens. Mais ça ne me dérange pas. Je trouve ça logique."
"Le cinéma, c'est comme la bouffe", philosophe encore le cinéaste. "Tout le monde ne mange pas des salades d'artichauts avec des fleurs de violettes à la graine de sésame."
"Il y a encore des mecs qui mangent des rognons et des côtes de bœuf", poursuit-il. "On peut les mépriser, mais ces gens existent et ils ont le droit aussi d'être heureux."
"Ce schisme, on le voit à tous les niveaux"
Au cinéma le 7 juin, Des mains en or, la nouvelle comédie d'Isabelle Mergault, où un écrivain snob (Lambert Wilson) retrouve goût à la vie grâce à une guérisseuse (Josiane Balasko, n'est ainsi "pas du tout" un film pour Paris, assume Jérôme Hilal, qui distribue le film avec sa société Zinc.
Décortiqué récemment par Le Figaro et France Inter, ce schisme est récurrent dans l'univers des comédies françaises, des Municipaux, ces héros des Chevaliers du fiel (590.229 entrées, dont à peine 5.628 à Paris - moins de 1% du total) aux Segpa (731.166 au total / 134.799 à Paris) en passant par Les Bodin's en Thaïlande (1.643.290 au total / 30.473 à Paris).
Très peu distribués dans les salles parisiennes, qui les estiment destinés à un public provincial, ces films démontrent qu'il est possible de contrecarrer le tropisme parisien du monde du cinéma et de décrocher un succès sans la capitale.
"Les distributeurs savent parfois que ce n'est pas nécessaire de se battre pour cinq écrans de plus à Paris, parce que ce n'est pas là qu'ils feront le plus d'entrées", confirme Éric Marti, directeur général de Comscore Movies.
"C'est la chose la plus triste: on a fait un peu le deuil de Paris. On ne communique plus à Paris pour ces films-là", déplore François Clerc, patron d'Apollo Films, qui distribue Pour l'honneur.
"Ce schisme, on le voit à tous les niveaux, même social, avec les gilets jaunes. Le cinéma est juste le reflet de ce qui se passe dans la société", poursuit Jean-Baptiste Dupont, producteur de Ma langue au chat, une comédie sortie mercredi sur un groupe d'amis qui implosent après la disparition d'un chat.
Le milieu du cinéma surnomme ces succès les "films à fort coefficient". Plus l'écart entre les entrées France et les entrées Paris est faible, plus le succès du film est parisien. À l'inverse, plus cet écart est élevé, plus le succès est régional. "Et plus les films sont des divertissements purs, plus les coefficients vont être élevés", précise encore Mikaël Abecassis, producteur de certains de ces films, comme Ma Reum ou Notre tout petit petit mariage, en salles depuis mercredi dernier.
"Sans réel calcul"
À Paris et dans les métropoles, ce sont les comédies estampillées art et essai qui fonctionnent davantage. Sur ses 35.087 entrées, Teddy a séduit "essentiellement le public parisien", en faisant "39% de ses entrées chez UGC, 11% chez MK2 et 13% chez Pathé" - soit un public urbain, détenteur de cartes illimitées", décrypte Mikaël Muller, directeur de la programmation de la société de distribution et de production de films The Jokers, qui a sorti en 2021 cette comédie horrifique sur le premier loup-garou français.
Orange Sanguine, une comédie très noire des Chiens de Navarre, a été distribuée de la même manière. "On a fait salle comble lors de l'avant-première à l'Utopia de Bordeaux, parce qu'on s’adresse à notre cœur de cible, à savoir un public très cinéphile, au courant de l’actualité théâtrale, et des étudiants qui font confiance à la ligne éditoriale du lieu pour découvrir des œuvres qui sortent de la programmation courante", détaille Mikaël Muller. "On sait très bien que ce n'est pas un divertissement familial et populaire, et qu'on s’adresse en premier lieu à un public art et essai."
Les réalisateurs, pour autant, imaginent rarement un film "en fonction du public, et encore moins par rapport à ce schisme entre Paris et la province", insiste Cécile Telerman, réalisatrice de Ma langue au chat. "Vous vous demandez plutôt si ça va intéresser un producteur, des acteurs. Si je sais que mes films ne sont pas pour la critique parisienne, pour le public, je n'en sais rien." "On fait un film sans réel calcul, pour le plus grand nombre", abonde Frédéric Quiring, réalisateur de Notre tout petit petit mariage.
Et pourtant il est difficile, du côté des distributeurs, de nier un certain calcul. Alors que 66% des films sortis entre le 1er janvier et le 29 mars sont labellisés art et essai (soit 132 sur 180 films), une alternative est possible.
"Il y a une surpopulation de distributeurs qui font des films pour un public parisien", note François Clerc. "On va chercher une complémentarité en se positionnant sur un cinéma plus provincial. On est aidé par le circuit CGR, qui est notre actionnaire, on regarde qui va au cinéma en province."
"Il y a aussi une opposition à Paris"
C'est ce public-là qu'il a séduit avec Les Déguns, Les Municipaux ou encore Les Segpa. Autant de succès surprises que la presse n'avait pas vu venir. "Notre ligne éditoriale n'est pas basée sur un cinéma à faire, mais sur un public à aller chercher." Ces films revendiquent par ailleurs un fort régionalisme.
"Il y a aussi une opposition à Paris", renchérit François Clerc. "On s'est construit sur une hypercentralisation parisienne à laquelle la province oppose aujourd’hui une autre vision - une vision de bonheur."
Une stratégie qui rappelle celle de Bienvenue chez les Ch'tis, et qui inspire la société de distribution Zinc. Pour promouvoir Les Petites victoires, Zinc a multiplié les avant-premières dans des villages de moins de 3.000 habitants, des lieux dont parle le film, et qui sont rarement sollicités pour ce genre d'événements. "Mon credo, c'est de trouver la bonne stratégie pour le bon film. Les Petites victoires a été très bien perçu par ce public, parce que les gens se reconnaissaient", se félicite Jérôme Hilal.
Cette appétence pour la comédie s'accompagne souvent d'un rejet du drame social. "Les gens n'ont pas envie d'aller voir leur vie à l'écran", analyse Cécile Telerman. "Ils vont au cinéma pour se divertir. Je sais que c'est mal vu de Paris, où il faut sans cesse être en pleine conscience de tous les drames que l'on vit." Les avant-premières en témoignent: "Les gens sortent heureux. Ils nous remercient", s'enthousiasme Philippe Guillard. "C'est très joyeux, il y a un côté festif", ajoute Frédéric Quiring.
Un plafond de verre?
Cette effervescence est renforcée par le renouvellement du parc des salles sur l'ensemble du territoire. "Il y a maintenant (en régions) une meilleure offre de qualité en termes d'accueil, de service et de programmation qu'à Paris", assure Éric Marti. "Le CGR de La Ciotat (Bouches-du-Rhône) est flambant neuf, ça vaut n'importe quel cinéma parisien! Il y a aussi le Palais à Cahors (Lot) ou le Trèfle à Dorlisheim (Bas-Rhin): ce ne sont pas de grandes métropoles, mais il y a là des cinémas prêts à accueillir le public dans de très bonnes conditions."
De quoi retisser un lien de fidélité avec le public, et notamment "les occasionnels", qui se déplacent deux à trois fois par an en salles. "Il suffit d’un tout petit pourcentage d'entre eux pour faire un succès", indique Jérôme Hilal. Le plus souvent construites dans des zones commerciales, ces salles nouvelles profitent des vacances scolaires et surtout des sorties hebdomadaires des familles, complète Frédéric Quiring: "J'ai le sentiment que les comédies collent mieux à ces moments de partage."
Mais avec seulement 4,7% des communes françaises équipées d'un cinéma, ce dynamisme se heurte inévitablement à un plafond de verre. D'autant plus que les films restent trop peu à l'affiche - et qu'en régions, "l'urgence de voir des films n'est pas la même", rappelle encore Mikaël Muller. "Les gens vont continuer d'aller moins souvent au cinéma à Paris, et en régions, ça va monter - en tout cas, ça ne va pas baisser", prédit de son côté Jérôme Hilal.
Si certains cinémas de la capitale drainent un large public, cet essor est freiné, paradoxalement, par la carte illimitée. Si elle permet en théorie de voir tous les films, elle provoque aussi une fragmentation irréversible de l'offre. "Le public parisien ne se développe pas", déplore François Clerc. "Il surconsomme, mais délaisse le tout-venant pour l'art et essai. Et je ne m'explique pas l'augmentation des logements sociaux dans la capitale et en même temps l'absence de cinéma populaire à Paris. C'est un mystère."