Face à l'inceste, la délicate question du recueil de la parole des enfants

"Toutes les trois minutes, un enfant est victime d'inceste, de viol ou d'agression sexuelle", rappelle la nouvelle campagne du gouvernement lancée en septembre. Le torrent de témoignages reçus par la Commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) -plus de 27.000- laisse deviner l'ampleur du problème.

Mais au-delà d'une meilleure "détection" et du "signalement" de ces violences, comme le promeut cette campagne nationale, parents protecteurs et associations de défense des enfants dénoncent les défaillances d'un système judiciaire et des services de la protection de l'enfance qui ne prennent pas suffisamment en compte la parole de l'enfant, au risque de ne pas le protéger.

"En France, il n'y a pas de protocole systématique pour recueillir la parole de l'enfant", s'insurge pour BFMTV.com Anne Clerc, déléguée générale de l'association Face à l'inceste. Il existe pourtant le protocole Nichd, une technique d'audition spécifique qui permet de recueillir la parole des enfants dès 4 ans.

Une parole "complexe à recueillir", explique à BFMTV.com Flavia Remo, psychanalyste, titulaire du DU expertise légale en pédopsychiatrie et psychologie de l'enfant Université Paris cité, spécialisée dans la prise en charge des mineurs victimes de maltraitance et d'agressions sexuelles.

"Il faut savoir aussi décrypter les signes évocateurs d'un abus sexuel. Tout professionnel doit être formé à la psychotraumatologie des maltraitances et aux protocoles pour le recueil de la parole de l'enfant et sa fiabilité", défend la spécialiste du recueil de la parole de l'enfant témoin ou victime.

"Sinon on passe à côté d'enfants victimes de violence intra-familiale."

"À quoi bon se tourner vers la justice"

Parmi les écueils au moment du recueil de la parole selon elle: les mises en garde des professionnels sur le risque d'envoyer le parent agresseur en prison et sur ce que va dire l'enfant. "Mais aussi les multiples auditions qui peuvent finir par mettre en doute la parole de l'enfant", déplore Flavia Remo. Ou encore ces professionnels qui mettent en doute la parole de l'enfant puisque ce dernier se montre toujours agréable et souriant avec le parent qu'il accuse.

"Sans compter qu'un enfant agressé peut dévoiler une seule fois son agression et ne pas renouveler ses révélations. Voire se rétracter." Et s'il s'agit du père, "les enfants peuvent finir par se sacrifier eux-mêmes pour sauver cette image idéalisée", pointe la psychanalyste Flavia Remo.

Anne Clerc, de l'association Face à l'inceste, regrette ainsi que les policiers et gendarmes ne soient pas systématiquement formés au recueil de cette parole. "Or, les preuves d'un inceste ne sont pas forcément portées sur le corps de l'enfant." C'est d'ailleurs ce qu'a préconisé la Ciivise: le déploiement de programmes de formation pour tous les professionnels impliqués dans la protection de l'enfance et la lutte contre les violences sexuelles.

Une aberration que dénonce également pour BFMTV.com Christine Cerrada, l'avocate référente de l'association L'Enfance au cœur. "La justice cherche ces indices, des traces. Or, quand vous cherchez quelque chose qui n'existe pas, on se dit qu'il n'y a vraiment aucune volonté judiciaire."

Pour rappel, seuls 3% des plaintes pour viols sur mineurs de 15 ans aboutissent à une condamnation, rappelle le livret de formation des professionnels de la Ciivise. "Les enfants comme les parents protecteurs finissent par se dire: 'à quoi bon se tourner vers la justice'", redoute Anne Clerc.

"Il m'a dit qu'il avait envie de le tuer"

C'est le cas de Nathalie qui a renoncé à engager des poursuites au pénal. "J'ai peur qu'on me retire la garde", s'inquiète-t-elle pour BFMTV.com. Au retour de vacances passées avec son père (le couple est en instance de divorce), son fils de 4 ans lui révèle avoir subi des agressions sexuelles. "Il me disait des choses quasiment tous les jours."

Elle dépose plusieurs plaintes. Son fils fait de nouvelles révélations à un pédiatre de l'hôpital, à sa psychologue, aux gendarmes. Un signalement et deux informations préoccupantes sont faites. Mais les trois plaintes déposées par Nathalie sont classées. "Et aujourd'hui, mon fils vit chez son agresseur (son père, NDLR) une semaine sur deux."

"Il n'y avait pourtant aucun doute. Ses gestes, ses mots, un enfant de 4 ans ne peut pas inventer ça."

Nathalie dit s'être sentie "impuissante" à protéger son enfant. "Quand je lui ai dit qu'il devait retourner vivre chez son père (Nathalie a un temps renoncé d'appliquer les droits de visite et d'hébergement du père après les révélations, NDLR), il n'a pas compris. J'ai peur qu'il perde confiance et qu'il ne parle plus si ça devait se reproduire."

"Une gendarme m'a dit que j'avais bien fait de déposer mes plaintes même si elles avaient été classées. Mais au final, on n'a rien gagné. Et il n'a pas été protégé."

Aujourd'hui, son fils a 8 ans. "Un vendredi sur deux, il me dit qu'il n'a pas envie d'aller chez son père, qu'il veut que je vienne avec lui. La semaine dernière il m'a dit qu'il avait envie de le tuer."

"L'exception, c'est quand on arrive à protéger un enfant"

Pour la spécialiste Flavia Remo, il existe bien un "déni" des professionnels de la justice et des services de la protection de l'enfance autour de l'inceste. Doublé d'un préjugé "systémique" sur la parole de l'enfant et du parent protecteur. La Ciivise a d'ailleurs publié un avis sur le sujet.

"Une immense majorité des témoignages qui nous ont été transmis font état de ce même mécanisme: en dépit des révélations de l'enfant, ce n'est pas le père qui est mis en cause mais la mère, accusée de manipuler son enfant."

"Cette réalité interroge l'autorité judiciaire dans sa capacité à protéger les enfants efficacement", écrit la Ciivise.

Lorsque des accusations de violences sexuelles sur les enfants sont portées par les mères, elles ne sont reconnues par le juge que dans 15% des cas et presque jamais quand le père accuse la mère de manipulation (2%), rapporte une étude américaine citée par la Ciivise.

Des enfants non protégés, faute d'avoir été entendus, qui seraient loin de relever de l'exception. "L'exception, c'est quand on arrive à protéger un enfant", s'indigne Flavia Remo. "Sans un budget et des moyens dédiés pour lutter et traiter l'inceste comme un problème de santé publique, cette campagne n'est qu'un effet de communication", abonde Anne Clerc.

"Et rien ne changera."

"Tout s'est retourné contre moi"

Christine Cerrada, l'avocate référente de l'association L'Enfance au cœur, remarque que la parole d'un enfant qui rapporte de l'inceste "n'est d'autant plus pas prise en compte quand les parents se séparent".

"Les services sociaux, les magistrats vont mettre sur le compte d'un conflit parental les dénonciations de l'enfant, comme si sa parole était instrumentalisée par la mère qui chercherait à se venger."

C'est ce qu'a vécu Pauline Bourgoin (nom qu'elle a choisi pour médiatiser son affaire), qui pourrait de nouveau perdre la garde de sa fille. L'année dernière, la fillette de 2 ans et demi avait été placée après que sa mère avait dénoncé des violences sexuelles qui auraient été commises par le père de l'enfant. Ce qu'il nie.

La fillette lui avait fait des révélations qu'elle avait répétées et mimées devant une psychologue. Avec une poupée, l'enfant avait affirmé que son père lui avait notamment mis "un doigt dans les fesses", qu'il lui "frott(ait) la nénette avec le doigt" et que ça lui faisait "mal".

Malgré deux plaintes de Pauline Bourgoin (dont l'une a été classée), des inquiétudes de la crèche ainsi que deux informations préoccupantes, le droit de visite et d'hébergement du père a été maintenu. Notamment grâce à un expert (visé par trois plaintes dans des affaires de violences intrafamiliales, d'après une enquête Franceinfo) qui n'a pourtant pas rencontré l'enfant mais qui "a décrété que tout allait bien", accuse Pauline Bourgoin.

"Après cette expertise, tous les professionnels ont douté de ce que je disais, de ce que ma fille disait et tout s'est encore plus retourné contre moi", proteste-t-elle pour BFMTV.com.

8% des victimes d'inceste crues et protégées

"On préfère croire que les enfants mentent", déplore l'avocate Christine Cerrada, également autrice de Placements abusifs d'enfants, une justice sous influences. Pour rappel, les fausses allégations de violences sexuelles sur des enfants ne représentent que 2% des cas, selon la Ciivise.

"Les femmes, qui ont parfois refait leur vie, risquent des années de procédure, des frais considérables, mais aussi de perdre la garde de leur enfant. Mais on préfère s'imaginer qu'elles leur lavent le cerveau pour se venger de leur ex", poursuit Christine Cerrada, qui estime qu'il y a un biais sexiste dans le traitement des violences intra-familiales.

"La procédure judiciaire est totalement inadaptée à la problématique de l'inceste", soupire Anne Clerc, de l'association Face à l'inceste. Elle considère également que la proposition de loi qui vise à retirer l'autorité parentale d'un parent condamné pour un délit sur son enfant ne va pas assez loin -la portée du texte a été restreinte lors de son examen au Sénat. "C'est dès l'enquête que l'enfant devrait être protégé."

D'après la Ciivise, seulement 8% des victimes d'inceste ont été crues et protégées lorsqu'elles ont révélé les faits. Contacté par BFMTV.com, le ministère de la Justice n'a pas donné suite.

"Personne ne l'a protégée"

Pour Pauline Bourgoin, dont la situation a été évoquée plus haut, l'histoire est passée par le placement de l'enfant auprès de l'Aide sociale à l'enfance (ASE). "On n'a pas cherché à protégé ma fille, on a cherché à me faire taire." Car Pauline Bourgoin a été accusée d'avoir manipulé sa fille.

"Ma fille me suppliait de ne pas l'envoyer chez son père. Personne ne l'a protégée."

Dans le rapport d'expertise de la fille de Pauline Bourgoin, réalisé récemment dans le cadre du protocole Nichd, la psychologue experte écrit que l'enfant "ne présente pas une tendance à l'affabulation, ni de troubles cognitifs" mais "un état de stress post-traumatique qui se manifeste (...) par des dissociations". Et observe plusieurs signes évocateurs d'agression sexuelle.

La version de la petite fille est toujours restée la même, avec des détails circonstanciés sur les agressions (comme la configuration de la chambre ou la présence du grand frère au rez-de-chaussée): "Il (son père, NDLR) m'allonge dans son lit et il me touche la nénette". Combien de fois, demande la spécialiste? "Beaucoup."

Un calvaire qui s'est en partie achevé en début d'année, lorsque Pauline Bourgoin a récupéré la garde de sa fille après un long combat. Mais il n'est pas terminé. Le père de l'enfant a demandé son placement à son domicile, ce que doit arbitrer la justice prochainement.

Comme le rappelle la campagne du gouvernement, chaque année, ce sont 160.000 enfants qui sont victimes de violences sexuelles.

Article original publié sur BFMTV.com