Violences sexuelles faites aux enfants: pourquoi la Ciivise risque de disparaître

"Qui peut sérieusement penser que trois années suffiraient pour lutter contre un déni qui nous habite tous depuis toujours?". Alors que la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) publie ce jeudi un rapport synthétisant les 27.000 témoignages reçus depuis son lancement, elle s'interroge sur son avenir.

Cette commission d'enquête annoncée par Emmanuel Macron en janvier 2021 et installée en mars de la même année pourrait disparaître en décembre. Depuis deux ans, elle recueille des témoignages de victimes de violences sexuelles dans leur enfance. Son objectif est de mieux connaître les mécanismes liés à ces violences, d'y sensibiliser la société, au gré de diverses publications notamment, et de formuler des recommandations pour les pouvoirs publics.

Aucune garantie du gouvernement sur la poursuite des travaux

"Le 21 septembre 2021, la Ciivise ouvrait son appel à témoignages. Le 21 septembre 2023, il n’y a aucune certitude sur la poursuite de cette mission", alerte la commission dans son rapport publié jeudi. Elle doit rendre son rapport final d'ici la fin de l'année et à ce jour, son coprésident, Edouard Durand, "ignore" si elle va perdurer au-delà du 31 décembre 2023.

Sur RMC, ce jeudi, le magistrat a affirmé n'avoir "aucune" garantie de la part du gouvernement sur la poursuite des travaux de la Ciivise après ce rapport. Le 12 septembre, la secrétaire d'Etat chargée de l'Enfance, Charlotte Caubel, a jugé sur BFMTV-RMC la question de la prolongation de la Ciivise "prématurée" car la commission "n'a pas encore rendu son rapport final, dans lequel, j'imagine, elle émettra un certain nombre de propositions".

Une pétition et une tribune pour le maintien de la Ciivise

Pourtant, cette poursuite des travaux est voulue par la commission elle-même, mais pas seulement. "Cette commission a révélé l’ampleur insoutenable des violences sexuelles faites aux enfants. Elle a aussi révélé que la sortie du silence est longue, très longue", ont estimé dans une tribune publiée le 7 septembre dans Le Monde une soixantaine de personnalités - dont Camille Kouchner, Emmanuelle Béart ou Christine Angot.

"En la créant, vous avez créé un espoir. Vous avez eu raison. Cet espoir ne peut être déçu", ont-elles jugé, appelant à "maintenir la Ciivise".

"La fermer, c’est dire aux victimes: 'On vous a assez entendues'", ont-elles ajouté.

Ce jeudi, une pétition "pour un mandat permanent" de la commission sur MesOpinions.com avait dépassé 17.000 signatures.

Un travail "pas terminé"

L'ampleur du chantier est telle que les quelques années d'existence de la Ciivise ne sont pas suffisantes, a jugé ce jeudi Edouard Durand sur Franceinfo. Ce travail "ne sera pas terminé" en décembre, "parce que 160.000 enfants chaque année sont victimes de violences sexuelles dans notre pays", a-t-il déclaré.

Il a également souligné l'utilité de ce dispositif pour l'écoute des victimes. L'appel à témoignages lancé par la Ciivise, le 21 septembre 2021, a trouvé un large écho: 26.949 témoignages recueillis, dont 12.750 par téléphone, 4575 par courrier ou courriel et 8969 sur son site internet.

"27.000 témoignages, ça veut dire que la Ciivise répond à une attente et à un besoin vital", a noté le magistrat.

Des sujets encore en suspens

Par ailleurs, beaucoup de sujets restent à traiter. En un peu plus de deux ans d'existence, la commission a publié des conclusions intermédiaires, un avis sur la manière dont les enfants victimes d'inceste peuvent être protégés, un autre sur le coût des violences sexuelles faites aux enfants pour la société et un bilan des témoignages reçus.

"Pendant les deux ans de la commission, les travaux ont beaucoup porté sur l'inceste", souligne auprès de BFMTV.com Marie Rabatel, membre de la Ciivise et spécialiste des violences faites aux femmes handicapées. Mais, comme son nom l'indique, la commission a également pour mission de se pencher sur les violences sexuelles subies par les enfants en général.

"Il y a des sujets qui n'ont pas été traités comme ils auraient dû l'être, donc arrêter une commission qui traite de l'inceste et des violences sexuelles en n'ayant pas traité tous les sujets, c'est dommage", estime Marie Rabatel.

La présidente de l'Association francophone des femmes autistes (Affa) cite par exemple les violences sexuelles subies dans les structures sportives, dans les établissements médico-sociaux, les foyers de la protection de l'enfance...

Un coût "dérisoire" face à celui "du déni"

Difficile de savoir ce qui coince dans la prolongation de la commission. "Le coût du maintien de cette commission est dérisoire face au coût du déni" affirment les signataires de la tribune du Monde. En effet, dans son rapport de juin, la Ciivise, estime le coût des violences sexuelles faites aux enfants à 9,7 milliards d'euros par an.

Ce chiffre s'explique par les dépenses publiques nécessaires pour prendre en charge les victimes (police, justice, frais médicaux, Aide sociale à l'enfance, Protection de l'enfance...) et par la perte de richesse engendrée par l’impact des violences sexuelles sur la vie des victimes (amplification des conduites à risque, perte de productivité...).

La Ciivise a quant à elle été dotée d'un budget de 4 millions d'euros sur deux ans, selon son site.

Une décision "dans les mains du Président"

Est-ce alors une question de format? Aujourd'hui, le travail de la Ciivise est "efficace", assure Marie Rabatel: elle rassemble 27 experts de sujets précis et "ce mélange d'intelligence collective permet d'avoir un rapport qui correspond à la réalité de ce qu'il se passe". Elle "permet de mettre en lumière un sujet, la pédocriminalité, que la société préfère cacher", martèle la membre permanente de la Commission.

"Le sujet des violences sexuelles faites aux enfants est tellement important, il concerne tellement toute notre société, qu'il devrait être pérenne. Peut-être de manière différente que la commission, mais il ne faut surtout pas le remettre sous le tapis", déclare également Marie Rabatel auprès de BFMTV.com. Une instance indépendante comme le Haut Conseil à l'Égalité entre les femmes et les hommes pourrait être un bon moyen de faire durer cette mission, estime-t-elle.

Charlotte Caubel n'a pas écarté la possibilité de pérenniser la commission, mais a laissé entendre sur BFMTV le 12 septembre que la décision finale ne lui appartenait pas: "Est-ce que la Ciivise doit continuer ad vitam aeternam, tant qu'il y a des victimes? Peut-être, je n'en sais [rien], c'est dans les mains du Président".

Article original publié sur BFMTV.com