"Double allégeance" des binationaux : le RN recycle une vieille obsession de Jean-Marie Le Pen, au lourd passé historique

Après la proposition très critiquée de Jordan Bardella sur les binationaux, plusieurs candidats RN aux élections législatives ont évoqué le risque d’une "double allégeance", un concept politique familier de l’extrême droite française, et notamment de Jean-Marie Le Pen.

Les propos de Roger Chudeau sur la question des binationaux ont particulièrement choqué. (Photo Miguel MEDINA / AFP)
Les propos de Roger Chudeau sur la question des binationaux ont particulièrement choqué. (Photo Miguel MEDINA / AFP)

Depuis lundi, Jordan Bardella cristallise les tensions autour de la présentation du programme du Rassemblement National, en vue des élections législatives. Outre le retrait total du droit du sol, l’une des mesures ayant suscité le plus de vagues concerne les "emplois stratégiques ou sensibles", notamment dans les secteurs de la sécurité nationale ou de la Défense, que l’extrême droite souhaite interdire aux binationaux.

Tandis que des figures de la gauches y ont vu "un antirépublicanisme", une "ségrégation" ou "une vision ethnique de la Nation", plusieurs députés du RN sont venus appuyer les propos de leur chef de clan.

La "double allégeance", un concept politique craint par les députés RN

Alors qu’il défendait cette mesure auprès de France Info ce matin, Julien Odoul, député RN sortant de l’Yonne, a précisé que ces postes sensibles ne pourraient "pas être occupés par des gens qui ont une autre nationalité et donc peut-être une autre allégeance".

"Ce serait un risque pour la sécurité nationale s’il y avait des infiltrations", ajoute Julien Odoul, accusé en parallèle d’avoir inséré dans son tract électoral des informations mensongères au sujet du Nouveau Front populaire.

La veille, c’est le député sortant de la Somme Jean-Philippe Tanguy qui utilisait auprès de Quotidien l’expression de "double allégeance". Interrogé sur la possibilité qu’un binational devienne dirigeant d’une centrale nucléaire, il répondait : "La règle c’est qu’il y a certains métiers, une liste très limitée, sur lesquels on ne peut prendre aucun risque de double allégeance".

Rebelote ce jeudi soir, où la sortie du monsieur éducation du RN Roger Chudeau ont particulièrement choqué. Pour illustrer son propos, le député sortant a pris le cas de l'ancienne ministre PS de l'Éducation Najat Vallaud-Belkacem, qui n'aurait selon lui pas dû être ministre en raison de sa double nationalité, évoquant "un problème de double loyauté". Roger Chudeau a au passage relayé une fausse information maintes fois démentie, au sujet d'un prétendu apprentissage de l'arabe en primaire.

Historiquement controversée, l’expression de "double allégeance" utilisée par Jean-Philippe Tanguy et Julien Odoul est un terme politique qui désigne la "double loyauté" ou fidélité d’un citoyen aux États dont il est ressortissant ou aux religions auxquelles il adhère.

Cette thématique n’est pas inconnue du Rassemblement National, ni de son ancêtre le Front National, qui en débattait déjà il y a quelques décennies. À l’époque où le FN proposait l’abrogation complète de la binationalité, en 2011, Marine Le Pen craignait "la présence massive de citoyens tiraillés par leur double allégeance". Elle demandait ainsi "à chacun de nos compatriotes placés dans cette situation de choisir son allégeance : la France, ou un autre pays".

Elle rejoint sur ce thème son père qui déjà en 2015 qualifiait les Français binationaux de "demi-Français" dont il n’était sûr du "loyalisme". En 1989, Jean-Marie Le Pen invectivait Lionel Stoléru, secrétaire d'État du gouvernement Rocard, d'origine juive. "Avez-vous une double nationalité ?", lui demandait Jean-Marie Le Pen sur une émission de La Cinq. Lorsque son interlocuteur lui répond par la négative, le co-fondateur du Front National confirme faire référence à une possible double nationalité israélienne.

"Je crois à la loyauté de Monsieur Stoleru", finit par lâcher Jean-Marie Le Pen.

- "C’est vraiment très gentil de votre part, monsieur Le Pen, mais jusqu’à présent, Juif est une religion, ce n’est pas une nationalité".

Très en lien avec l'extrême droite, le concept de "double allégeance" a souvent été utilisé de manière péjorative dans l'histoire dans le but de stigmatiser et discriminer des groupes ethniques ou religieux, mettant en doute la loyauté des personnes concernées à leur pays de résidence.

Parmi ces cas, la diaspora juive a souvent été la cible de ces fantasmes. On trouve ainsi des cas dans l'Empire Romain, où les juifs étaient perçus comme ayant une loyauté primordiale envers leur religion et leur communauté. Cas plus connu en France, celui de l'affaire Alfred Dreyfus, capitaine juif dans l'armée française, faussement accusé de trahison.

Des stigmatisation qui touchent d'autres communautés. En 1968, un article paru dans Le Monde parlait de la "double allégeance" comme d’un "problème vieux comme l'histoire de France". Parmi les exemples français cités, on trouve la situation des Huguenots, qui devaient partager leur loyauté entre le roi de France catholique Louis XIV et leur communauté religieuse protestante (la révocation de l’édit de Nantes a finalement abouti à l’exil de centaines de milliers d’entre eux).

Durant le 20ème siècle, les Américains et Canadiens d'origine allemande sont eux-mêmes surveillés et parfois internés pour soupçons de trahison durant les Première et Seconde Guerres mondiales. Enfin, Lénine, Trotsky et d'autres révolutionnaires bolcheviques incarnaient également l'idée de double allégeance. En promouvant un communisme et un prolétariat international, ils étaient perçus comme déloyaux envers leur propre patrie et ses intérêts.