"Pas dans notre culture de se passer de vin": pourquoi les ministres ne pratiquent pas le "Dry january"

Quelques semaines de sobriété qui n'attirent pas. Si une poignée de ministres vont s'atteler à pratiquer un "Dry january", c'est-à-dire passer le premier mois de l'année sans boire d'alcool, d'autres s'y refusent catégoriquement. Au gouvernement, rares sont ceux à inciter les Français à s'éloigner des bouteilles de vin ou de bière, mettant ainsi leurs pas dans ceux d'Emmanuel Macron.

Parmi les membres du gouvernement qui vont mettre leur foie au repos, souvent mis à rude épreuve pendant les fêtes, on compte officiellement seulement le ministre des Transports Clément Beaune. "Il y aura bien peut-être deux ou trois autres qui le garderont pour eux", sourit un conseiller ministériel.

Près d'un tiers des Français prêts à boire moins d'alcool

La plupart des ministres ne tentent pas l'expérience. "No comment", répond ainsi sobrement l'entourage d'un des poids lourds de l'exécutif. D'autres bottent encore en touche, évoquant un "sujet un peu loin" des Français ou encore "une histoire de vie privée".

Importé du Royaume-Uni, le "Dry january" vise principalement à "s'interroger sur la place que prend l'alcool dans la vie quotidienne" et à "remarquer les bénéfices d'une consommation moindre" ou d'un arrêt temporaire, d'après l'addictologue Marc Auriacombe, contacté par BFMTV.com.

La pratique a gagné en importance ces dernières années en France. Selon un sondage Opinionway, 29% des Français se déclarent prêts à rester sobre ces prochaines semaines contre 12% en 2020. Une nette évolution qui ne doit rien à un soutien de l'État.

"Dire aux gens de ne pas boire, pas dans notre culture"

Mi-décembre, 48 addictologues avaient demandé au gouvernement de soutenir l'initiative. L'appel a été réitéré ce mercredi 3 janvier, sans succès jusqu'ici. Marc Fesneau, le ministre de l'Agriculture, notamment en charge des questions vinicoles, a rapidement fermé la porte à toute campagne gouvernementale d'ampleur.

Ce proche de François Bayrou a expliqué en avoir assez de "l'interdiction, de l'injonction permanente", tout en appelant "à la mesure et à la modération" sur France inter.

"On ne va pas dire aux gens de ne pas boire, ce n'est pas dans notre culture de se passer de vin ou de bière. Mais on sent bien que l'époque n'est plus à dire qu'on peut boire une bouteille tous les jours", résume un collaborateur ministériel.

Ministre de la santé jusqu'à la mi-décembre avant de démissionner, Aurélien Rousseau avait mis ses pas dans ceux de Marc Fesneau. Bien que "sobre" pour la période des fêtes, le locataire de la rue de Grenelle avait expliqué sur BFMTV refuser de dire aux Français "comment vivre pendant un mois".

Aujourd'hui plus libre de ses paroles, le désormais ex-ministre du gouvernement appelle chacun "à réfléchir sur la meilleure façon d'être acteur de sa propre santé". Contactée, Agnès Firmin-Le Bodo, sa successeuse, n'a pas répondu à nos questions.

Pour les médecins qui soutiennent le mois de janvier sans alcool, il y a pourtant urgence. 41.000 décès sont attribuables à l'alcool dans l'Hexagone chaque année d'après des chiffres de 2015 publiés par le ministère de la Santé.

"Incompatible avec la santé économique" de la France

La pratique de l'abstinence ou d'une forte restriction de consommation n'a été soutenue qu'à une seule reprise par l'exécutif en 2019, avant de tourner au fiasco. À quelques jours de la présentation à la presse de la campagne de soutien au Dry january, Agnès Buzyn, alors ministre de la Santé, rétropédale, assurant n'avoir jamais validé une telle initiative.

"On avait travaillé d'arrache-pied avec le gouvernement. Et puis, à la dernière minute, tout a été annulé", témoigne le psychiatre Jean-Michel Delile, président de la fédération de lutte contre les addictions.

Dans les rangs de la filière vinicole, on assume.

"Nous avions fait part de notre incompréhension au président. Si la stratégie gouvernementale est d'aller vers un arrêt total de l'alcool, c'est incompatible avec la santé économique de la France", nous explique Krystel Lepresle, déléguée générale du lobby Vin et société.

Une ancienne lobbyiste du vin à l'Élysée

La production de vin en France représente près de 12 milliards d'euros par an. L'Hexagone vend chaque année pour près de 9 milliards d'euros de ses bouteilles à l'étranger. Autant dire que les enjeux financiers sont considérables.

Depuis son arrivée à l'Élysée, Emmanuel Macron a d'ailleurs été accusé plusieurs fois de complaisance envers la filière de l'alcool notamment par des acteurs de la lutte contre les addictions. En 2017, le chef de l'État avait fait venir Audrey Bourolleau pour devenir sa conseillère agriculture. La jeune femme était alors la patronne de Vin et société, le principal lobby de la filière viticole.

Sa nomination aux côtés du président avait inquiété une quinzaine d'organisations comme la Ligue du cancer ou la Fédération française d'addictologie qui avaient expliqué redouter un éventuel "conflit d'intérêt".

Macron boit du vin "midi et soir"

En 2019, à peine quelques semaines après l'épisode de la campagne du "Dry january" avorté, Didier Guillaume alors ministre de l'Agriculture expliquait sur BFMTV ne pas être persuadé que "le vin soit un alcool comme les autres". "On n'a jamais vu un jeune qui sort de boîte de nuit être saoul parce qu'il a bu du Côtes-du-Rhône", lançait-il alors.

Les propos déplaisent fortement à sa collègue de la Santé. "La molécule d'alcool contenue dans le vin est exactement la même que celle contenue dans n'importe quelle boisson alcoolisée", a rappelé alors Agnès Buzyn.

Manifestement soucieux de ne pas aller sur ce terrain à l'approche du Salon de l'agriculture, Emmanuel Macron a fait savoir, lui, qu'il buvait "du vin le midi et le soir".

En 2023, rebelote. Le ministère de la Santé retoque deux campagnes de préventions sur les risques liées à la consommation d'alcool dont l'une aurait dû être diffusée pendant la coupe du monde de rugby.

Si des spots publicitaires passent bien dans les médias, ils ciblent l'alcoolisation massive rapide ("binge drinking") et non la consommation quotidienne.

Aurélien Rousseau n'a "jamais croisé de lobby de l'alcool"

Aurélien Rousseau réfute cependant toute intervention des lobbys du vin. "Je n'ai jamais croisé de lobby de l'alcool personnellement", avait assuré le ministre de la Santé, avant sa démission.

Agnès Buzyn n'était, elle, pas sur la même longueur en 2019. "Il y a du lobbying partout, des intérêts partout, dans le monde du tabac, de l'alcool", assurait-elle sur France info.

Elle évoque encore Emmanuel Macron qu'elle "imagine" avoir "fait un choix entre les intérêts de l'agriculture française et les intérêts de santé".

Des députés en première ligne

Philippe Douste-Blazy, ministre de la Santé sous Jacques Chirac, et à l'origine du pictogramme qui indique que l'alcool est fortement déconseillé aux femmes enceintes sur les bouteilles d'alcool, relativise.

"Je ne pense pas que l'Élysée soit sensible à ce type de pression", avance cet ancien médecin cardiologue qui évoque plutôt "le téléphone qui chauffe avec des députés de territoires avec des vignes".

"J'ai fait longtemps de la politique. Mais je peux vous dire que lorsqu'on a fait passer la loi pour informer des risques de l'alcoolisation fœtale, ça a été l'un des moments les plus chauds de ma carrière", assure-t-il.

"Et pourtant, ça faisait des années qu'on savait d'un point de vue scientifique qu'il ne fallait pas boire en étant enceinte. Alors imaginez bien qu'un 'Dry january' qui touche tout le monde...", avance encore Philippe Douste-Blazy.

Macron en défenseur des "traditions"

Lors du dernier projet de loi de finances de la sécurité sociale en 2024, plusieurs amendements pourtant soutenus par la majorité présidentielle ont été retoqués comme l'instauration d'un prix minimum de vente pour les bouteilles d'alcool.

"On doit envoyer des messages forts, appeler à boire moins. C'est une évidence. Mais certains ont été sensibles à l'argument du pouvoir d'achat", relate le député Modem Nicolas Turquois, longtemps maire d'un territoire vinicole et soutien de cette disposition.

L'entourage du ministre de l'Agriculture évoque également un autre argument pour expliquer les préventions du gouvernement à limiter la consommation d'alcool. "En France, nous avons une gastronomie, des terroirs. Il faut veiller à ne pas stigmatiser nos territoires et nos traditions", explique l'un de ses conseillers.

"On a passé le début du précédent quinquennat à accuser Macron de ne rien comprendre à la France profonde. Il défend le vin comme il défend la chasse, avec une défense des traditions", décrypte encore un député macroniste.

En 2022, la Revue des vins de France avait désigné le président comme "personnalité de l'année". Le chef de l'État s'était rendu en personne à la cérémonie de remise de prix.

Article original publié sur BFMTV.com