Dans les coulisses du nouveau "Corto Maltese", album le plus secret de la rentrée littéraire
C’est l'album le plus secret de cette rentrée littéraire: une reprise de Corto Maltese par le dessinateur Bastien Vivès (Lastman, Polina) et le scénariste Martin Quenehen. Jusqu'à présent, personne, à l'exception d'une poignée de journalistes, ne savait ce que contenaient les 168 pages d'Océan noir, premier album de la série des aventures du flegmatique aventurier à s'affranchir du style de son créateur Hugo Pratt.
Pour la promotion de ce livre, Casterman, l'éditeur historique de Corto Maltese, n'a pas ménagé sa peine. Chaque journaliste était ainsi invité à découvrir cette relecture osée du personnage imaginé en 1967 par Hugo Pratt, isolé dans un bureau des locaux de Casterman à l'abri des regards, sous la forme d'un album relié à l'énigmatique couverture noire. Pourquoi autant de précautions pour un héros dont les ventes ne tutoient pas celles d'Astérix?
"On a entretenu le mystère, parce qu'on voulait que ce soit un événement. On voulait aussi que les auteurs puissent travailler tranquillement", nous explique Benoît Mouchart, directeur éditorial des éditions Casterman, avant d'ajouter: "Le mystère va bien à Corto. Pratt aurait aimé. On aurait aimé garder le secret jusqu'au bout, mais le monde de la bande dessinée est petit et il y a eu de petites fuites avant l'été."
S’éloigner de l’hommage
Ce dispositif s'explique aussi par la nature "explosive" du projet. Pour la première fois, Corto Maltese n'évolue plus au début du XXe siècle mais navigue désormais en contemporain. Océan noir se déroule en 2001, dans un monde bouleversé par les attentats du 11-Septembre. "Bastien voulait qu’il soit proche de nous", indique Martin Quenehen. "Il ne voulait pas que l’histoire se déroule au début du XXe siècle. Il avait envie d’un Corto qui parle de notre époque."
L'éditeur est confiant. Cet album atypique, disponible dans un format différent du reste de la série, bénéficie d'une importante mise en place de 100.000 exemplaires en librairie. Le projet n'est cependant pas un coup d'éditeur pour relancer une licence vieillissante, assurent les auteurs. C'est Bastien Vivès et Martin Quenehen qui ont suggéré "spontanément" l'idée à Casterman et Patrica Zanotti, coloriste et ayant droit de Hugo Pratt. "Elle avait ce désir de réinterpréter le personnage pour s’éloigner de l’hommage, de la reprise, de la copie", indique Martin Quenehen.
Elle n'a pas toujours été de cet avis. Avant de revivre de nouvelles aventures grâce au duo espagnol Juan Díaz Canales et Ruben Pellejero (une quatrième est prévue pour 2022), Corto Maltese a failli ressusciter au début des années 2010 avec Christophe Blain et Joann Sfar. Leur proposition n'avait pas été retenue. Pour Zanotti, le dessin lâché de Vivès, dans la lignée de Pratt, en fait le candidat parfait, même si le jeune dessinateur confie n'être "jamais trop rentré dans Corto".
En relisant les tomes de Corto Maltese pour préparer Océan noir, Vivès a été frappé par la mise en scène de Pratt et la manière dont il insuffle la vie à ses personnages. Comme lui, il aime aussi les cases silencieuses et décomposer le mouvement de ses personnages. Il livre aussi quelques pages à la manière de Pratt. "Il fallait que je contente Martin, qui est un ultra fan", glisse-t-il. "Corto demande une exigence qui est au-delà de ce que je pouvais faire avant. C’est un triple A. On ne peut pas se contenter de faire une petite histoire sympa. Il fallait que tout fonctionne parfaitement."
"Ça peut faire mal aux fans de Corto"
Si son Corto a souvent des allures de Lastman et fait penser au Dernier Samaritain (1991), un film d'action de Tony Scott avec Bruce Willis, on y retrouve aussi une mélancolie propre au cinéma des années 2000, et en particulier aux thrillers de Michael Mann (Collateral, Miami Vice). Une référence revendiquée par le duo. Dans Océan noir, le voyage romanesque en pirogue est remplacé par un aller simple en classe éco et les communications se font par mobile. Même Corto se prête au jeu. Un temps du moins: "Le portable, c’est un peu la kryptonite d’un héros comme Corto", note Martin Quenehen.
L'idée de plonger Corto Maltese dans un monde marqué par le 11-Septembre peut surprendre le lecteur de Hugo Pratt. Elle est malgré tout cohérente avec l'ADN de ses histoires, insistent les auteurs. De la même manière que l'auteur vénitien, qui situait souvent ses histoires pendant les guerres, ils ont choisi de confronter Corto à la création d’un nouvel ordre mondial: "Le 11-Septembre, c’est une nouvelle forme de guerre, une redistribution géopolitique globale", rappelle Martin Quenehen. Changer l'époque leur a aussi permis de s'approprier plus facilement le mythe qu'est Corto: "Il n’était pas corseté et desséché par la puissance des albums qui existaient déjà."
Les premières pages d'Océan noir entretiennent volontairement le flou temporel. On retrouve un Corto pirate, acoquiné à des individus peu recommandables. Les tenues portées par les personnages comme le bateau où se déroule la séquence semblent intemporels. L'action se déporte ensuite au Japon. Corto assiste à une représentation de kabuki. Des voitures sont garées dans la rue, éclairées par des néons. Enfin on découvre la tenue de Corto: une casquette et une parka informe, loin de sa traditionnelle vareuse. Sa boucle d'oreille est en revanche toujours là.
"J’ai essayé de dessiner Corto comme Pratt le faisait, mais un poil plus jeune, un poil moins marqué", explique Bastien Vivès. "Je lui ai changé ses vêtements, mais il fallait qu’il lui ressemble physiquement. Avec sa parka et sa casquette, il fait très 'ricain'. Ça peut faire mal aux fans de Corto."
"Corto a un beau cul"
Vivès l'a dessiné moins musculeux que Pratt. Il a surtout voulu capter sa beauté sauvage: "Ce qui m’intéresse avec Corto, c’est que c’est le héros le plus sexy de la BD. C’est l’axe sur lequel je suis allé: comment créer un personnage magnétique." Il a voulu produire un livre qui puisse faire fantasmer: "Il fallait qu’il soit séduisant. Je me suis inspiré de Sami Frey dans César et Rosalie. Dans mes premiers croquis, Corto ressemblait à Sami Frey. Je trouve qu’il a vraiment une belle gueule."
Bastien Vivès ne se contente pas de confronter Corto Maltese au XXIe siècle. Dans une scène clef, il dévoile aussi son intimité et son... postérieur. "Pour moi, il fallait s’emparer du personnage, montrer qu’il était vraiment sexy. Ce plan, on l’a toujours pour les nanas, mais rarement pour les mecs. Corto a un beau cul. J’ai envie qu’on le désire, qu’on soit un homme ou une femme. Je voulais qu’il soit magnétique." Cette séquence le montre en pleine parenthèse amoureuse, sur un bateau loin de tout.
"C’est ça ma vision de l’aventure. C’est facile aujourd’hui de faire le tour du monde. Par contre, essayer de rester quatre ans avec une nana, c’est autre chose...", s'amuse le dessinateur, qui ajoute: "Ce qui m’intéressait le plus, c’était de voir Corto avec les nanas, voir comment il se comporte avec les nanas."
Bastien Vivès et Martin Quenehen n'ont pas prévu de suite à Océan noir, mais l'envie est là. Pour l'heure, Vivès prépare un film. Il aimerait Virginie Efira pour le rôle principal. "On est ami", précise-t-il. Il a un scénario "qui avance bien", mais il ignore "quand ça se fera": "Ça va parler de quelque chose dont je ne peux pas parler en BD: le dessin et l’art." Quant à Corto, il va vivre de nouvelles aventures sous forme de série, chapeautée par Andrew Knight, le scénariste de Tu ne tueras point de Mel Gibson.
Océan noir, Bastien Vivès et Martin Quenehen, Casterman, 168 pages, 22 euros.