TOUT COMPRENDRE - Républiques, régions, territoires autonomes: qu'est-ce que la Fédération de Russie?

Faut-il y voir l'effet de son isolement, ou de la puissance du pouvoir de Vladimir Poutine à Moscou? C'est en tout cas un fait: la Russie a beau être le pays le plus vaste au monde avec ses 17 millions de km² de superficie, obséder tous les esprits depuis l'invasion de l'Ukraine, elle est la grande inconnue de la communauté internationale.

Ainsi, on ignore bien souvent que la Russie - comme les États-Unis, l'Allemagne ou encore la Suisse - est un État fédéral: la Fédération de Russie. Un mastodonte administratif au fonctionnement complexe, articulant en son sein une vingtaine de républiques, une quarantaine de régions, de territoires ou districts autonomes.

• Comment se compose la Fédération?

"Une vingtaine de républiques", "une quarantaine de régions". On aura remarqué que les nombres flottent un peu. C'est que, depuis le début du mois d'octobre, et l'annexion unilatérale par la Russie des provinces ukrainiennes occupées, l'affaire dépend du point de vue. Avant la guerre, on comptait ainsi 22 républiques, et 46 régions - des "oblasts". Côté russe, on ajoute désormais à l'ensemble quatre territoires ukrainiens: les "républiques populaires" de Lougansk et de Donestk, portant le total à 24, et les régions de Kherson et Zaporijia, pour une somme de 48 oblasts.

Il faut encore verser à ce peloton neuf territoires administratifs, une région autonome juive - le Birobidjan (à l'extrême-orient du pays) -, trois villes d'importance fédérale (en l'occurrence Moscou, Saint-Pétersbourg et Sébastopol) et quatre districts autonomes au statut hybride. En tout et pour tout, 89 entités fédérées, baptisées "sujets de la fédération" dans les textes officiels locaux.

Si la Fédération de Russie est si mal connue, c'est peut-être parce qu'elle ne ressemble pas aux États fédéraux plus familiers du public occidental. "Certains spécialistes ont parlé d’une 'fédération sans fédéralisme'", résume le géographe Jean Radvanyi, auteur entre autres d'un Atlas géopolitique du Caucase et co-auteur de Russie, un vertige de puissance à paraître en février.

Spécialiste de la constitution russe, Marie-Elisabeth Baudoin approuve: "Le fédéralisme russe est atypique. Il est 'asymétrique'." 'République' renvoie à un degré de décentralisation supérieur à celui des oblasts", illustre la rofesseure de droit public à l'université de Clermont Auvergne. Au point de susciter quelques jalousies internes: "Cet avantage est d’ailleurs contesté par des régions qui ont menacé de se déclarer républiques", remarque Jean Radvanyi.

• D'où vient ce découpage?

"Le découpage actuel réfléchit les évolutions historiques de la Russie", note Marie-Elisabeth Baudoin. "Il reflète l'héritage de la Russie des Tsars mais aussi les déplacements de frontières opérés sous la période soviétique..."

Sans remonter à la Russie impériale ou aux soviets, on peut du moins s'attarder sur le nouvel État jailli des décombres de l'URSS au début des années 1990. Actrices majeures de l'effondrement du régime, les ex-républiques soviétiques manifestent leur volonté d'émancipation vis-à-vis de Moscou. Certaines se détachent de cette tutelle en toute indépendance - comme les pays baltes ou l'Ukraine par exemple - tandis que d'autres réclament de plus en plus d'autonomie, tout en s'abstenant de rompre. On parle alors de "parade des souverainetés".

Parant au plus pressé, le président russe Boris Eltsine conclut traité sur traité, passant des accords avec chacune d'entre elles. Un "fédéralisme à la carte", selon l'expression des spécialistes, qui cherche à sauver ce qui peut l'être en octroyant une liberté bien plus vaste à ces territoires remuants. Cette décentralisation profonde mais foutraque conduit même quelques républiques à se décrire comme des "États souverains" dans leurs constitutions respectives.

À partir des années 2000, le changement d'ambiance est drastique. "Poutine a cherché à rétablir l’ordre d’en haut par une série de réformes, dans le but d’éviter l’explosion du fédéralisme russe. Des mesures vont être prises pour faire rentrer ces républiques dans le rang", introduit Marie-Elisabeth Baudoin, avant de lister: "On dénonce les traités négociés par Eltsine, on met leur constitution en conformité avec la constitution fédérale".

• Quels sont les points communs de ces entités?

"Chaque entité a son parlement local, un gouvernement local, et un président local", souligne Jean Radvanyi. Mais si celui-ci est élu, il ne peut l'être qu'avec le soutien de "Russie Unie", le parti de Vladimir Poutine. De surcroît, on appelle dorénavant ce président de la République le "chef de la République".

"Cette bascule sémantique s’inscrit dans la dynamique d’un renforcement de la 'verticale du pouvoir', de la centralisation, analyse Marie-Elisabeth Baudoin. "Cela diminue l’importance de cet acteur."

La juriste note en revanche que le particularisme des membres de la Fédération survit dans le droit: "Chacune des républiques a sa constitution, et la plupart d’entre elles ont une cour constitutionnelle."

Toujours sous la surveillance de Moscou, qui a créé une strate supplémentaire dans la haute fonction publique: des représentants plénipotentiaires du président de la Fédération de Russie dans les régions. "Ce sont en fait des superpréfets, en quelque sorte, à la tête des huit districts fédéraux – un découpage qui englobe les 89 entités, comme une carte parallèle qui se superpose à la carte administrative", dépeint Marie-Elisabeth Baudoin.

• Quelles sont leurs compétences par rapport à Moscou?

Deux articles de la constitution de la Fédération de Russie déterminent ce qui dépend du centre et des périphéries. "L’article 71 définit les compétences exclusives de la Fédération de Russie: la défense, la sécurité, l’intégrité du territoire, les relations internationales", expose d'abord Marie-Elisabeth Baudoin.

"L’article 72 définit lui les compétences conjointes, c’est-à-dire qu’il énumère les domaines partagés par le pouvoir central et les entités fédérées", poursuit la juriste: "Il y a par exemple la garantie des droits et libertés, les droits des minorités, l’éducation, la santé, la culture, la politique fiscale..."

Dans les faits, il s'agit pour l'État fédéral de fixer le cap, et pour les entités fédérées de s'y tenir, c'est-à-dire de mettre en œuvre, à leur échelon, les décisions arrêtées en haut. En cas de litige, une instance est là pour réaffirmer la primauté de la loi de la Fédération: la Cour constitutionnelle fédérale.

Dans ce cadre étroitement borné, les entités fédérées disposent tout de même d'une marge de manœuvre. Elles peuvent légiférer en ce qui les concerne... du moins, tant que les deux articles cités se taisent. "C’est, par défaut, ce qui ne dépend ni du pouvoir central, ni des compétences partagées, donc pour l’essentiel, des questions d’intérêt local", résume ainsi Marie-Elisabeth Baudoin.

• Quel est leur rôle au sein de la Fédération?

Au sein d'une histoire au long cours et sur une terre russe si vaste qu'elle brasse des peuples dissemblables, ces territoires sont avant tout autant de fragments d'une mosaïque des nationalités et des patrimoines. "Les républiques ont surtout une fonction de représentation des minorités dans un territoire, et une autonomie culturelle assez sensible", relève Jean Radvanyi, le géographe insistant également sur "l'identité nationale forte" incarnée par chacune.

En effet, des millions d'hommes et de femmes ne sont pas seulement Russes: ils sont aussi Tcherkesses, Bachkirs ou Yakoutes. Et le maillage administratif donne une visibilité à ces ethnies. "Le droit russe reconnaît l’existence des minorités ethniques, reconnaît la possibilité de protéger ceux qui sont appelés les 'petits peuples autochtones'", plussoie Marie-Elisabeth Baudoin.

La juriste évoque l'exemple des passeports soviétiques, où chacun pouvait faire mention de son ethnie d’appartenance. "Cela existe encore en Russie aujourd'hui", rappelle-t-elle. "L'article 26.1 de la Constitution russe dispose que chacun a le droit de déterminer et d'indiquer son appartenance nationale mais nul ne peut être contraint de le faire."

Le sommet de l'Etat ménage une dernière place à cette diversité: le Conseil de la Fédération. Il s'agit de la chambre haute du Parlement russe où siègent 178 personnalités, dont deux représentants de chaque entité fédérée - l'un figurant l'exécutif local, l'autre son pendant législatif.

Depuis la révision constitutionnelle de 2020, les anciens présidents de la Fédération de Russie peuvent en être membres à vie. Par ailleurs, l'endroit doit compter au moins 30 représentants de la Fédération de Russie elle-même, dont sept - nommés par le président du pays - y exerceront eux aussi à vie.

Si ce "Sénat" à la russe s'installe dans un rôle de plus en plus décoratif, il conserve tout de même son importance institutionnelle. "Il est par exemple impliqué dans les procédures de nomination et de destitution des juges de la Cour suprême et de la Cour constitutionnelle fédérale ainsi que désormais des présidents de ces deux hautes juridictions", éclaire Marie-Elisabeth Baudoin.

• La Tchétchénie est-elle une exception?

Les entités fédérées ont donc encore leur (petit) mot à dire à Moscou. Mais la collégialité du Conseil de la Fédération les condamne à une forme d'anonymat. Une république affirme pourtant sa singularité sur la scène du monde, au point de faire valoir son identité, indépendamment de celle de la Fédération à laquelle elle est pourtant rattachée: la République de Tchétchénie.

"La Tchétchénie fait exception car Ramzan Kadyrov a obtenu les pleins pouvoirs", explique Jean Radvanyi. "Kadyrov soutient la politique du Kremlin et en contrepartie il n’est pas inquiété pour ses pratiques", déroule Marie-Elisabeth Baudoin.

• Ont-elles encore un avenir?

Au-delà du cas particulier tchétchène, ce donnant-donnant illustre bien la logique de la Fédération, selon la chercheuse: "Il y a beaucoup de pragmatisme. Les mesures sont prises quand il y a un risque pour l’intégrité territoriale."

On touche enfin à l'enjeu niché au coeur du marasme traversé actuellement par la Russie en guerre, et du trouble politique qui s'y profile. "Dans une période de tension et d’affaiblissement de l’État central, l’émancipation de ces régions est un risque réel", achève ainsi le géographe Jean Radvanyi.

Certes, malgré les défaites sur le front ukrainien, et l'embourbement de ses troupes dans le Donbass, malgré les ratés de la "mobilisation partielle", et les contestations politiques ponctuelles, ni le naufrage de l'autorité du Kremlin ni l'éclatement de la Fédération de Russie ne sont à l'ordre du jour. Et probablement pas davantage à l'ordre du jour d'après.

Mais on se souvient que l'empire des tsars s'est écroulé en quelques jours à l'hiver 1917, et que celui des soviets a disparu brutalement en 1991, sidérant jusqu'aux "Kremlinologues", malgré deux ans d'agonie du bloc communiste. La Russie n'a plus rien à prouver lorsqu'il s'agit de cacher la gravité de ses blessures.

Article original publié sur BFMTV.com