Comment le cinéma français a tenté de revisiter "Spirou et Fantasio" à la sauce "Kingsman"

Affiche du film
Affiche du film

Adapter une BD au cinéma n'est jamais facile, surtout lorsque celle-ci est aussi protéiforme que Spirou et Fantasio. Apparu pour la première fois en 1937, le groom des éditions Dupuis a connu plusieurs vies sous la plume de Franquin, Tome & Janry ou encore Émile Bravo. ​​Et depuis, chaque lecteur a sa vision du personnage, qui correspond à l’âge où il l’a découvert. Pour cette raison, l'adapter au cinéma est à double tranchant.

Promesse d'une intrigue aussi mouvementée qu'un blockbuster américain, la licence fait rêver cependant producteurs et cinéastes. Au début des années 2000, Alain Chabat se frotte au dyptique Z comme Zorglub et L’Ombre du Z avant de jeter son dévolu sur Le Marsupilami. Puis Jean-Marie Poiré, le réalisateur des Visiteurs, planche sur une adaptation d'Il y a un sorcier à Champignac, mais il jette l'éponge au bout de six mois. Il rêvait pour le film de Lorant Deutsch (Spirou), Benoît Poelvoorde (Fantasio) et Jean Rochefort (Champignac).

Ces deux échecs n'effraient pas les producteurs Marc Missonnier et Olivier Delbosc, qui se lancent à leur tour dans l'aventure en 2012. Grands amateurs de BD, ils ont déjà transposé avec succès à l'écran Le Petit Nicolas et Astérix et Obélix. Avec Spirou et Fantasio, le duo souhaite produire une comédie familiale spectaculaire sur la première rencontre des deux héros. Pour réaliser cette aventure inédite, ils font appel à Alexandre Coffre, qui vient de cartonner avec Le Volcan, une comédie avec Dany Boon.

"Comme on lançait un duo de cinéma, on s'était dit que c'était un peu - toute proportion gardée - comme quand on allait voir un film Marvel ou DC Comics. Le premier épisode, c'est généralement l'origine du super-héros", justifie le réalisateur. Et Thomas Solivéres, l’interprète de Spirou, de renchérir: "Une histoire, c'est toujours deux personnages qui se rencontrent pour partir à l'aventure. S'ils se connaissent déjà, il n'y a plus rien à raconter. Si Spirou est déjà groom, pourquoi il partirait à l'aventure?"

Entre Marvel et "Kingsman"

Un premier duo de scénaristes s'attelle en 2013 à la tâche, Mathieu Ouillon (Radiostars) et Cécile Sellam (L’Huile sur le feu). Leur premier jet, trop méta et pas assez premier degré, peine à convaincre. Fabien Suarez et Juliette Sales, qui viennent de rencontrer un grand succès avec le remake de Belle et Sébastien, sont appelés à la rescousse en 2014. Leurs suggestions sont si bonnes qu'ils sont rapidement promus.

Sous leur impulsion, le groom devient une figure super-héroïque. "Il a un costume, il sauve la veuve et l'orphelin, on ne connaît pas ses origines, il a un côté mystérieux: globalement, c'est un super héros", abonde Alexandre Coffre, qui souhaite apporter de la consistance à un personnage trop lisse: "Il est génial, c'est un grand aventurier, mais c'est un scout. Il n'a que des émotions positives. Ça marche très bien en BD, mais dans un film, on a besoin d’arcs narratifs, avec des personnages qui ont des conflits."

"Le personnage de Spirou nous a posé beaucoup de questions, car il faut intéresser autant les enfants que les parents qui les accompagnent. Si vous faites des personnages trop lisses, on y croit moins", acquiesce Marc Missonnier. "C'est un peu la quadrature du cercle quand vous faites une adaptation d'une BD que les gens connaissent. Vous devez leur donner ce qu'ils ont envie de voir et en même temps, il faut les surprendre et apporter quelque chose de différent."

C'est ainsi que le groom devient pickpocket. Un choix étonnant pour une figure aussi vertueuse et humaniste, et qui reste controversé chez Dupuis. "C'est vrai qu'on a un peu trahi ses origines", concède Alexandre Coffre. "On en fait un jeune homme un peu perdu, qui essaye de se démerder. On a essayé de raconter comment un jeune homme un peu en dehors des clous pouvait devenir un héros." Soit littéralement le scénario de Kingsman, dont le réalisateur et son producteur sont très fans.

Aidé par Gérard Majax

Aussi étonnant soit-il, le choix de faire de Spirou un pickpocket n'a rien de choquant et s'inscrit dans la lignée d'une BD qui s'est sans cesse renouvelée en 80 ans. "Au départ, Spirou n'était pas un personnage forcément gentil", rappelle Thomas Solivéres, qui s'est fait aider par le prestidigitateur Gérard Majax pour les scènes de pickpocket. "Spirou était un bagarreur qui fumait des cigarettes et avait son pantalon troué. C'était plus ce Spirou-là qu'on avait envie de montrer, qui ressemble plus à un jeune d'aujourd'hui."

Autre liberté prise avec le matériau original: le Fantacoptère devient le Champicoptère. Champignac en est désormais l'inventeur, et non plus Fantasio. Le film était trop court pour avoir deux inventeurs, soutient Alexandre Coffre: "Ça devenait compliqué à raconter. Ça faisait des doubles lectures un peu complexes." Et d'ajouter: "Spirou et Fantasio, c'est un univers très ouvert. Si on a le droit de faire ça en BD, prenons le droit aussi de le faire au cinéma. J'ai le sentiment que parfois on s'arrête un petit peu à Franquin."

L'équipe se permet aussi d'injecter dans Spirou et Fantasio un humour potache assez rare dans la licence. Dans une scène mémorable, Fantasio, à bout de force et assoiffé, est contraint de manger des selles de dromadaire pour se désaltérer. Une scène imaginée par Alexandre Coffre et inspirée par un documentaire où un ancien membre d'un commando survit pendant 15 jours en milieu hostile: "C'est une vraie source de comédie."

La séquence est assez longue, d'une durée de trois minutes, et provoque un fort sentiment de gêne. "C'était une scène assez dure à tourner", commente le réalisateur. "On a essayé de trouver des subtilités, quelles émotions faire passer sans mots, dans un regard, un mouvement de bouche." "C’était une boule sucrée absolument succulente", se souvient Alex Lutz, l'interprète de Fantasio. Aux avant-premières, les enfants n’y ont vu que du feu. "L’accessoiriste avait bien fait son travail de faiseur de caca."

Spirou en mode River Phoenix

Si Alex Lutz, particulièrement à l'aise dans les rôles de grincheux, est "une évidence" en Fantasio, la production rencontre davantage de difficultés pour Spirou. Pablo Pauly, révélation du film de Grand Corps Malade Patients, est envisagé. Mais le comédien est recalé. "Il avait une sorte de maturité, de virilité beaucoup plus importante que Spirou. Il faisait presque aussi âgé que Fantasio", regrette Alexandre Coffre, qui se laisse séduire par un comédien qui débarque au casting vêtu en groom: Thomas Solivéres.

Alors âgé de 27 ans, Thomas Solivérès est surtout connu pour son apparition dans Intouchables et son seul en scène Venise n'est pas en Italie. "Il avait encore dans les yeux la naïveté de Spirou", se remémore Alexandre Coffre. Par le plus grand hasard, le comédien est alors pressenti pour incarner Gaston Lagaffe au cinéma. "J'étais content de faire Spirou parce que c'est un personnage plus dans l'action que mes autres rôles."

Fasciné par le rôle, le jeune acteur replonge dans les BD. "J'ai regardé un peu comme un chasseur aux trésors qui cherche des indices, des pistes." Il cale son jeu sur celui de River Phoenix dans Indiana Jones et la dernière croisade (1989): "Je ne sais pas si vous vous souvenez de la scène du train, où il tombe dans le cirque. Il est Spirou, à ce moment-là. Il a une espèce de regard vif, naïf et en même temps une pointe de colère."

Seccotine brune?!

Le reste du casting est composé de figures familières de la comédie française. Christian Clavier est Champignac, tandis que Ramzy Bedia est Zorglub. Le comique accepte de se grimer complètement et va jusqu'à se raser le crâne pour ressembler au personnage. "Il a ce côté un peu fou fou", note Alexandre Coffre. "On avait aussi en tête Samuel Jackson dans Kingsman, pour le côté fou enfantin." Ramzy reste insatisfait de sa prestation: "J'aurais pu être encore meilleur. J'aurais dû être plus fou."

Pour Seccotine, l'intrépide rivale de Spirou et Fantasio, Bérengère Krief est approchée, mais elle doit décliner l'offre pour des raisons de planning. Géraldine Nakache, qui possède le même aplomb que le personnage de Franquin, est appelée en renfort. Problème: Seccotine est blonde et la comédienne brune. "On a préféré ne pas lui mettre de perruque, parce que ça aurait fait totalement faux", insiste Alexandre Coffre. "Ça n'aurait pas été joli. On l'a juste un tout petit peu blondie."

Le personnage le plus difficile à transposer à l'écran reste Spip. "L'écureuil est un animal sauvage qui ne se dresse pas", rappelle Alexandre Coffre. Il confie cette mission à Muriel Bec, la dresseuse d'animaux la plus célèbre du milieu. "Elle a fait un travail de dingue. Thomas a vraiment l'écureuil sur l'épaule sur les gros plans. Sur les plans très larges, quand Spip se balade dans un palmier ou sur les dunes, c'est un écureuil en 3D, parce que si vous lâchez un écureuil dans le désert, vous ne le retrouvez jamais."

Déconstruire Spirou et Fantasio

Côté mise en scène, tout est fait pour que le film soit aussi visuellement chatoyant qu'une BD. Un soin particulier est accordé aux tissus des costumes, afin que les couleurs soient les plus vives possibles à l'écran. "Que vous preniez un velours ou un coton, ça ne donne pas la même chose à l'image, ça ne donne pas les mêmes brillances", précise le chef opérateur Jean-François Hensgens. "On a fait beaucoup d'essais avec le chef costumier sur le tissu du costume de Spirou parce qu'il fallait un rouge bien précis."

Afin de moderniser Spirou et Fantasio, le film les malmène et détruit au fur et à mesure leurs iconiques tenues. "Les personnages se dézinguent tout en restant eux-mêmes", précise Alex Lutz. "C'est une très belle trouvaille du costumier Pierre-Jean Larroque." L'uniforme du groom devient ainsi peu à peu un caban, offrant à Spirou un côté Corto Maltese. Et comme Eggsy dans Kingsman, Spirou finit par accepter de porter ce costume élégant et désuet qui le gêne pour mieux sauver le monde.

Spirou n'est pas le seul à être encombré par le costume, commente Marc Missonnier: "Une de nos contraintes était aussi de raconter une histoire où ce personnage se retrouvait coincé malgré lui dans ce costume de groom et devait le garder. C'est comme ça qu'on a eu cette idée de course-poursuite qui ne s'arrête jamais. Si Spirou s'était arrêté, il aurait enlevé ce costume..."

Pour respecter le rythme effréné des BD franco-belges en 48 pages, Alexandre Coffre opte pour une caméra sans cesse en mouvement. "Spirou, c'est un peu un petit écureuil, il est vif! Il court sans arrêt dans la BD", note Jean-François Hensgens. Les comédiens adaptent en conséquence leur jeu. Alex Lutz joue de manière volontairement exagérée, comme Louis de Funès ou les personnages de Gotlib. Coincé dans un costume très moulant, Thomas Solivéres se meut comme un héros de BD.

"Ce n'est pas 'Fast and Furious'"

Les "splits screen", un dispositif imaginé par le réalisateur américain Norman Jewison dans L’Affaire Thomas Crown pour dynamiser l'action, renforce à l'écran cette impression de rapidité. "Ce n'est pas Fast and Furious", précise toutefois Alexandre Coffre. "On n'est pas là pour l'action. On est là pour raconter des personnages et les raconter à travers l'action. Ce qui m'intéresse, ce n'est pas la course poursuite, c'est comment mes personnages la vivent."

Un choix de mise en scène dicté aussi par le budget du film, d'environ 11 millions d'euros, conséquent, mais forcément limité par rapport à son ambition. Alexandre Coffre a souvent été contraint d'ajuster le scénario pour éviter les dépassements. Avec le défi de ne rien perdre en sens, et surtout en humour. Certaines scènes sont malgré tout concernées, comme la scène de l'accident de voiture, et perdent en comédie.

"Ce n'est pas évident de faire cohabiter action et comédie", signale Marc Missonnier. "Ce qui nous a manqué [pour le budget], c'est qu'on n'a pas eu un soutien suffisant de la part des distributeurs. On a pris des risques financiers très importants pour faire Spirou et on a perdu beaucoup d'argent avec le film. On y croyait beaucoup plus qu'eux."

Promotion sans Spirou

Un pressentiment qui se vérifie à la sortie. Pas assez spectaculaire et pas assez drôle pour la critique, malgré un bon casting et une bonne direction artistique, le film souffre d’un scénario trop léger. La presse sera sur ce point impitoyable avec Alexandre Coffre: "Je me suis pris quelques claques sur ce film. J'ai vraiment pris des seaux d'insultes d'un journaliste en Belgique, qui nous a insultés carrément dans l'article mes scénaristes et moi."

La promotion se déroule aussi sans Thomas Solivéres, retenu en République Tchèque sur le tournage d'Edmond d'Alexis Michalik. "Son producteur, Alain Goldman, a donné personnellement des consignes pour qu'on nous prive de Thomas pour la promotion du film. Il est connu pour ne s'intéresser qu'à ses projets. Il est totalement égoïste, totalement hermétique à tout arrangement", dénonce Marc Missonnier. "Je ne dis pas que ça aurait changé le destin commercial du film, mais on avait besoin de Spirou pour la promotion."

Tout avait été fait pour faire des Aventures de Spirou et Fantasio un succès. Dupuis publie même Le Triomphe de Zorglub, une BD dérivée où Spirou et Fantasio découvrent l’existence du film et s'y opposent fermement. "La production, à notre grande surprise, a trouvé l’idée marrante et nous a donné son accord", précise le scénariste de la BD Olivier Bocquet. Divertissante et incisive, cette BD dessinée par Brice Cossu et Alexis Sentenac surpasse en audace le film et se lit aussi comme une aventure indépendante de Spirou et Fantasio.

"Ils ont tué la franchise Spirou et Fantasio au cinéma"

Malgré une sortie pendant les vacances d'hiver, une période toujours propice pour les films adressés au jeune public, le flop est retentissant, avec seulement 237.846 entrées. Pour rentrer dans ses frais, Marc Missonnier aurait dû attirer 1,5 million de spectateurs. La sortie du Petit Spirou quatre mois plus tôt n'a pas aidé: "Il y a eu un parasitage", estime le producteur. "Dupuis s'est tiré une balle dans le pied. Ils ont pris un risque et ils ont tué la franchise Spirou et Fantasio au cinéma."

La diffusion sur France 2, le dimanche 19 juillet 2021, n’a pas permis de sauver la licence. Avec seulement 1,6 million de téléspectateurs, le film réalise la quatrième audience de la soirée. Un deuxième échec. "On a merdé quelque part", reconnaît Marc Missonnier. "On n'a effectivement sans doute pas suffisamment travaillé le scénario. Il nous a manqué aussi quelques gags." Et la volonté d'utiliser absolument Champignac et Zorglub a restreint leur marge de manœuvre. "On ne pouvait pas raconter n'importe quelle histoire."

Ils avaient commencé à réfléchir à une suite, qui ne verra jamais le jour. Zorglub se serait allié à Spirou tandis que Zantafio, le cousin maléfique de Fantasio, aurait fait son apparition. "La suite était déjà toute trouvée: faire un film proche de l'univers de La Frousse aux trousses et La Vallée des Bannis de Tome & Janry", s'enthousiasme Thomas Solivéres. "On aurait pu faire 50 films de Spirou et Fantasio!", conclut amèrement Alexandre Coffre.

> A SUIVRE, DIMANCHE 31 JUILLET: "Fais gaffe à la gaffe!", la première adaptation oubliée de "Gaston Lagaffe"

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Article original publié sur BFMTV.com