"Une censure qui ne dit pas son nom" : comment les César ont invisibilisé les réalisatrices

Tonie Marshall, l'unique réalisatrice lauréate du César de la meilleure réalisation - Bertrand Guay - AFP
Tonie Marshall, l'unique réalisatrice lauréate du César de la meilleure réalisation - Bertrand Guay - AFP

L'absence de femmes nommées cette année au César de la meilleure réalisation a été vivement critiquée. Une invisibilisation qui dure depuis la première cérémonie, en 1976, et ce malgré un nombre de réalisatrices toujours plus important.

Cela devait être leur année. Les réalisatrices étaient attendues en force aux César 2023 dans la catégorie "meilleure réalisation". Entre Alice Diop, doublement sacrée à la Mostra de Venise pour Saint Omer, Rebecca Zlotowski (Les Enfants des Autres) et Alice Winocour (Revoir Paris), il n'y avait que l'embarras du choix. D'autant qu'elles avaient été plébiscitées par la presse et le public à l'automne.

Mais le 25 janvier dernier, jour des nominations, c'est la douche froide: Alice Diop est reléguée dans les catégories meilleur scénario (avec Les Amandiers de Valeria Bruni-Tedeschi) et meilleur premier film (alors qu'elle a déjà réalisé un documentaire). Rebecca Zlotowski et Alice Winocour ont été snobées, tout comme Blandine Lenoir (Annie Colère), Mia Hansen-Love (Un beau matin) et Léa Mysius (Les Cinq diables).

L'invisibilisation des réalisatrices aux César n'est pas neuve: depuis 1976, elles ne représentent qu'un peu plus de 10% des nommés dans la catégorie meilleure réalisation.

Mais cette année, leur absence est d'autant plus frappante que les César s'étaient justement réformés en 2021 pour apporter davantage de diversité. Véronique Cayla, la présidente, avait même nommé un homme et une femme pour représenter chaque catégorie au sein du comité de l'académie.

"Un certain sexisme de base"

Pour Jackie Buet, directrice du Festival International de Films de Femmes de Créteil, qui fête cette année ses 45 ans, cette situation signe un retour en arrière: "Ça remet radicalement en cause la structure. Je sais qu'Alice Diop a manifesté sa colère et que d'autres réalisatrices l'ont fait plus ou moins. Elles ont raison. L'académie des César est une réunion professionnelle. On pourrait s'attendre à plus d'attention de leur part."

Sur France Info, la productrice Anne-Dominique Toussaint a jugé de son côté "ahurissant" l'absence d'Alice Winocour et Rebecca Zlotowski. "Même si on avance sur le droit des femmes, il y a un certain sexisme de base", s'est enfin indignée sur Allociné Virginie Efira. L'actrice de Revoir Paris et des Enfants des autres évoquant l'idée reçue "que la maîtrise n'est pas complètement féminine".

"Il y a soit une incapacité de regarder des films réalisés par des femmes - et donc de les apprécier - soit une volonté de ne pas en tenir compte", renchérit Jackie Buet.

"C'est une censure - idéologique, machiste, partisane - qui ne dit pas son nom. Parce qu'il y aurait une concurrence des femmes? Une lutte des places?"

Nommée au César de la meilleure première œuvre en 1987 pour Noir et Blanc, Claire Devers estime qu'elle doit sa sélection à un prix reçu à Cannes: "Ils ont un côté moutonnier (aux César). Quand j'ai eu la Caméra d'or, j'ai été nommée dans tous les autres festivals. Et systématiquement, j'avais un prix. Les gens ont tellement peur de prendre des risques qu'ils préfèrent sélectionner des films déjà primés."

Une seule réalisatrice récompensée

Cette colère est proportionnelle au traitement des réalisatrices par les César. En 48 ans, seulement quatre femmes ont reçu le César du meilleur film dont Coline Serreau (3 hommes et un couffin). Et une seule celui de la meilleure réalisation: Tonie Marshall pour Vénus Beauté (Institut) en 2000.

Malgré l'émergence de plusieurs dizaines de cinéastes marquantes dans les années 1970-1980, seulement cinq sont nommées lors des dix-sept premières cérémonies, entre 1976 et 1993: Ariane Mnouchkine (Molière, en 1979), Diane Kurys (Coup de foudre, en 1984), Agnès Varda (Sans toit ni loi, en 1986), Coline Serreau (Trois hommes et un couffin, en 1986) et Christine Pascal (Le Petit prince a dit, en 1993).

La création en 1982 du César de la meilleure première œuvre permet de saluer une génération de réalisatrices qui impressionnent avec des films audacieux aux thématiques alors inédites (violences conjugales, sadomasochisme...). Le Destin de Juliette d'Aline Issermann (nommé en 1984) et Noir et Blanc de Claire Devers, qui viennent d'ailleurs de ressortir au cinéma en version restaurée, en sont deux exemples.

"On ne soutient pas la carrière des femmes"

Avec le recul, cette catégorie constitue une histoire parallèle du cinéma et permet d'exhumer des réalisatrices méconnues, comme Virginie Thévenet (La Nuit porte-jarretelles, en 1986), Geneviève Lefebvre (Le Jupon rouge, 1988) ou Liria Bégéja (Avril brisé, en 1988).

"On ne soutient pas la carrière des femmes", déplore Jackie Buet. "On soutient leur premier film et puis c'est tout, histoire de dire, 'On l'a fait'."

"Il y avait dans les années 1980 une audace des réalisatrices, mais rapidement, les producteurs ont voulu nous cantonner dans des cases", déplore Claire Devers.

L'image de ce que doit être un film signé par une femme s'impose. Certains (gros) budgets et genres (fresque historique, thriller) deviennent inaccessibles - et les César aussi. Malgré son succès public et critique, le polar Max et Jérémie de Claire Devers n'est nommé qu'une fois en 1993, dans la catégorie meilleur acteur dans un second rôle.

À cette époque, de nombreuses cinéastes confient ne pas se sentir à leur place aux César. "La première fois que j'y suis allée, je ne reconnaissais personne", se souvient Aline Issermann. "J'avais fait Le Destin de Juliette aux marges. Ce n'était pas mon monde. Je n'étais pas à l'aise."

"J'ai le souvenir d'avoir été tellement terrorisée de monter sur scène que j'ai espéré ne pas avoir le César", reconnaît Virginie Thévenet.

Première réalisatrice à recevoir un César (celui de la meilleure première œuvre pour Rue Case-Nègres, en 1983), Euzhan Palcy a préféré travailler à l'international, consciente de la difficulté de percer en France. Elle n'a plus jamais été nommée aux César, mais a reçu en novembre un Oscar d'honneur. Celles qui sont restées en France se sont orientées vers la télévision, ou se sont reconverties dans un autre domaine.

Des oublis notables

Malgré la victoire historique de Tonie Marshall, et deux lauréates du César du meilleur film (Agnès Jaoui et Pascale Ferran), les années 1990 et 2000 sont marquées par un net recul des réalisatrices nommées à l'exception notable de Christine Pascal (Le Petit prince a dit), Josiane Balasko (Gazon maudit), Patricia Mazuy (Saint-Cyr) et Nicole Garcia (Le Fils préféré et Place Vendôme).

Parmi les oublis notables, ceux de Claire Denis et de Chantal Akerman surprennent. Considérées dans le monde entier comme deux des plus grandes réalisatrices francophones, elles n'ont glané au cours de leur carrière qu'une seule nomination, la première en 1989 (pour Chocolat) et la seconde en 2007 (pour La-bas). En 2016, l'absence d'hommage à Chantal Akerman après sa mort sera vivement critiquée par Maïwenn.

"Catherine Corsini non plus n'a jamais reçu de César", s'indigne Jackie Buet. "Ce n'est pas normal. Elle fait un cinéma de son temps, qui secoue les stéréotypes."

"Être l'unique femme à recevoir le César du meilleur réalisateur peut être embarrassant, surtout quand on pense à toutes les réalisatrices en activité", avait déclaré en 2018 Tonie Marshall.

"Elles méritent un César quatre fois plus que moi", estimait-elle. "Il faut être réaliste."

Nommées à trois reprises en réalisation, Nicole Garcia et Maïwenn sont toujours reparties bredouilles. Céline Sciamma, Agnès Jaoui et Coline Serreau, quant à elles, ont davantage été récompensées pour leurs talents de scénariste que de réalisatrice malgré de multiples nominations. César d'honneur en 2001, la pionnière Agnès Varda a surtout été saluée pour ses documentaires (Ulysse en 1984 et Les Plages d'Agnès en 2009).

"Ça leur arrachait la gueule de reconnaître le pouvoir de création total d'une femme", dénonce Coline Serreau.

"C'est très difficile pour un monde masculin, d'autant plus maintenant qu'ils sont en danger avec la force des femmes, d'avoir de l'admiration pour une femme. C'est impossible pour eux." Et d'ajouter: "C’est une impulsion réactionnaire tellement profonde que j'ai pitié d'eux, car ils sont dans un monde passé."

Elargissement

Cette invisibilisation est d'autant plus incompréhensible que le nombre de films réalisés ou coréalisés par des femmes est en constante croissance depuis une décennie. Après avoir atteint en 2021 un niveau jamais atteint, avec 81 films (soit 30,6% des films produits dans l'année), ce chiffre est monté à 98 en 2022, selon le prix Alice-Guy, qui récompense depuis six ans les réalisatrices.

Les César ont témoigné pendant une décennie de cette évolution. Entre 2014 et 2022, les réalisatrices s'imposent chaque année dans la catégorie. Elles profitent alors pleinement de la décision prise en 2012 d'élargir le nombre des nommés de 5 à 7. Les effets sont immédiats: en 2016, trois réalisatrices sont nommées - et la même année, le César du meilleur réalisateur est rebaptisé César de la meilleure réalisation.

En s'élargissant, la catégorie reflète l'émergence d'une nouvelle génération de réalisatrices: Julia Ducournau (Grave, Titane), Deniz Gamze Ergüven (Mustang), Houda Benyamina (Divines), Jeanne Herry (Pupille), Céline Sciamma (Portrait de la jeune fille en feu) ou Audrey Diwan (L'Événement). Mais en 2023, le nombre de nommés par catégorie revient à 5. Et aucune femme ne figure dans la liste.

L'absence de réalisatrices devrait pourtant se raréfier. "À proportion des films qui sont faits, il y a bien un moment donné où il y aura d'autres César pour d’autres réalisatrices", prédisait Tonie Marshall en 2013 dans le documentaire Cinéast(e)s. Et au fil des années, une sororité s'est formée: en 2008, Jeanne Moreau confiait son César d'honneur à Céline Sciamma. Comme un pied de nez à des César trop masculins.

Article original publié sur BFMTV.com

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