"C'était impensable de rester": ils ont quitté la Russie à cause de la guerre en Ukraine

2616 Russes ont demandé l'asile en France en 2022. Un an après le début de la guerre, certains d'entre eux ont accepté d'évoquer les raisons de leur exil.

Le 5 mars 2022, Irina* a quitté la Russie. En quelques heures, il a fallu mettre dans ses bagages une vie entière, dire au revoir à ses proches, et s'engager dans un long et sinueux périple. Quelques jours auparavant, la jeune femme n'avait pas supporté le silence des organisateurs du projet d'artistes dans lequel elle était inscrite. Ils avaient refusé de prendre position contre la guerre en Ukraine, déclenchée le 24 février 2022 par le président russe Vladimir Poutine.

"Avec certains de mes collègues, nous avons fait un communiqué pour indiquer que nous refusions de continuer à prendre part à cette initiative artistique", confie à BFMTV.com la jeune femme.

"J'ai ensuite contacté mon avocate pour savoir ce que je devais faire", poursuit-elle. "Elle m'a dit de quitter au plus vite la Russie."

Après une première halte en Arménie, pays qui accepte les ressortissants russes sans visa, Irina rejoint la Géorgie, ancienne république soviétique du Caucase, où elle entre en contact avec L'atelier des artistes en exil. Cette structure française, basée à Paris, a pour vocation d'aider des artistes du monde entier dans leurs démarches administratives pour s'installer en France. Elle finit par obtenir un visa, et termine son périple à Montpellier (Hérault), où résident des connaissances.

2616 demandes d'asile en France en 2022

En un an de conflit, la guerre en Ukraine a entraîné le plus important mouvement de migration sur le continent européen depuis la Seconde Guerre mondiale. Selon les chiffres de l'ONU, 8 millions d'Ukrainiens ont fui leurs pays, sous la menace des bombes russes. Mais de l'autre côté de la frontière, derrière la rhétorique du Kremlin, la peur et l'envie de fuir sont également bien présentes.

En désaccord avec l'offensive lancée par leur président, craignant d'être mobilisés par l'armée ou désireux de quitter un pays qui se referme progressivement sur lui-même, de nombreux Russes ont pris la fuite depuis un an. Bien qu'il soit impossible d'obtenir des chiffres officiels, plusieurs comptages indépendants font état de plusieurs centaines de milliers d'exilés depuis le début du conflit, dont de nombreux hommes après la mobilisation décrétée en septembre 2022 par Vladimir Poutine.

Certains d'entre eux ont choisi la France comme refuge. Contacté par BFMTV.com, l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) précise qu'en 2022, "2616 personnes provenant de Russie ont demandé l’asile en France", soit presque deux fois plus qu'en 2021.

"Si ces chiffres restent relativement modestes rapportés au nombre total de demandes reçues par l’Ofpra en 2022 (plus de 131 200), ils sont en nette hausse par rapport à l’année 2021 (1495 demandes), et on observe une tendance à l’augmentation de la demande depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine", détaille l'Ofpra.

Kazakhstan, Géorgie, Barcelone puis Paris

Comme Irina, Valerii ne pouvait supporter l'idée de rester silencieux face à la guerre déclenchée par le pouvoir russe. Installé à Saint-Pétersbourg avec sa compagne biélorusse, le jeune homme de 25 ans a décidé de rejoindre la France par la Serbie. Arrivé à l'aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle le 5 juin 2022, il a ensuite été autorisé à demander l'asile et a pu s'installer en Bourgogne-Franche-Comté.

"Il était impensable de rester en Russie, parce que nous avions compris que tout achat ou tout paiement contiendrait des taxes qui serviraient à soutenir cette guerre", explique-t-il.

Anton, sa femme Irina et leur fille ont eux quitté Moscou en mars 2022. Ayant travaillé pour deux entreprises américaines, polyglotte, le père de famille craignait que son profil n'attire les autorités, décidées à museler la moindre opposition. Pour lui aussi, le voyage qui a amené sa famille jusqu'à Anthony (Hauts-de-Seine) a été semé d'escales. D'abord au Kazakhstan, puis en Géorgie, avant de faire une halte à Barcelone, pour finalement rejoindre l'Hexagone, où des amis étaient prêts à les accueillir.

Contrairement à Irina qui avait déjà réalisé plusieurs performances artistiques pour dénoncer l'autoritarisme de Vladimir Poutine, Anton et Valerii n'ont pas quitté la Russie avec un passé d'opposant politique derrière eux. Simples citoyens acquis aux idéaux démocratiques, l'invasion déclenchée unilatéralement par Vladimir Poutine a fini par les convaincre de quitter leur pays.

Valerii confie que sa "vision de la politique a commencé à se dessiner en 2014, quand la Russie a annexé la Crimée et a lancé une vaste offensive dans le Donbass". Anton peste contre ce président qui s'arroge tous les droits:

"Normalement, on ne vote pas pour un tsar, un empereur, ou un roi", dénonce-t-il. "In vote pour un président."

La crainte de la mobilisation

Parmi les motivations qui ont poussé sur la route de l'exil des milliers de Russes, la crainte de la mobilisation chez les hommes a constitué un tournant. Le 21 septembre 2022, Vladimir Poutine annonçait que 300.000 réservistes allaient être appelés sous les drapeaux.

La Géorgie voisine a ainsi vu arriver 100.000 Russes fuyant la mobilisation, avait révélé en novembre la présidente géorgienne Salomé Zourabichvili sur France Inter.

L'Ofpra souligne auprès de BFMTV.com que les Russes ayant sollicité la France "font valoir, à l’appui de leur demande d’asile, des motifs en lien avec le conflit, notamment leur opposition à celui-ci et leur refus de participer aux opérations militaires".

Comme le confie Anton, de nombreux hommes russes sont comme lui potentiellement mobilisables, du simple fait de leur éducation: "J'ai fait des études de linguistique. Mais à l'université, j'ai reçu un cours militaire. Je suis donc considéré par l'administration comme un réserviste, et légalement j'aurais dû être mobilisé."

De son côté, Nastya Rodionova, ancienne journaliste et écrivaine, a fui Moscou avec son mari compositeur pour mettre leurs trois enfants en sécurité. "Quand la guerre a été déclarée le 24 février, nous avons immédiatement décidé de partir. Le 26 février, notre appartement était déjà en vente. J'ai participé à quelques manifestations anti-guerre, mais je n'ai heureusement jamais été arrêtée."

"Finalement, c'est l'adrénaline qui m'a poussée à partir si vite, la volonté de protéger mes enfants", raconte-t-elle.

La famille moscovite a rejoint Paris après une escale à Dubaï. De par le statut d'artistes de Nastya et de son mari, un visa touristique leur a d'abord été accordé grâce à l'aide de l'Atelier des artistes exil, la structure également intervenue dans le dossier d'Irina. Depuis janvier dernier, le statut de réfugié politique leur a finalement été accordé.

"Ce sont tous des enfants de la guerre"

Mais tous n'ont pas été régularisés. Contrairement aux Ukrainiens qui jouissent depuis mars 2022 d'une protection temporaire exceptionnelle leur permettant de travailler dès leur arrivée en France, les citoyens russes doivent attendre au minimum six mois après la date de dépôt de leur demande d'asile pour possiblement intégrer le marché du travail.

"C'est gênant pour nous parce que nous voulons vraiment travailler ici, payer des impôts et envoyer plus de soutien à l'Ukraine et à ses habitants", constate amèrement Valerii, qui passe ses journées à apprendre le français.

Anton et sa famille font face aux mêmes difficultés. Pour l'instant, le couple survit grâce aux économies accumulées en Russie. Sa femme Irina, ayant également étudié la linguistique, essaie de se rendre utile en servant d'interprète auprès de réfugiés ukrainiens à Antony. Leur fille a néanmoins pu s'inscrire à l'école.

"La maîtresse n'a fait aucune différence entre les enfants ukrainiens et les enfants russes. Elle a simplement dit: 'ce sont tous des enfants de la guerre'. C'était très émouvant", se souvient le père de famille.

Ce statut administratif temporaire rend néanmoins le quotidien compliqué. Irina, témoigne de la difficulté d'ouvrir un compte en banque en France, notamment pour souscrire à une assurance-maladie privée: "Les banques demandent des bulletins de salaire. Or, je n'en ai pas."

"Nous ne pouvons pas retourner en Russie"

Malgré cette incertitude sur leur statut, les réfugiés russes interrogés par BFMTV.com n'envisagent nullement un retour dans leur pays. Peur d'être désormais ciblés par les autorités, relations conflictuelles avec des proches restés sur place... Les raisons avancées sont nombreuses.

"Nous ne pouvons pas retourner en Russie", estime Anton. " Beaucoup considèrent que ceux qui ont fui doivent être poursuivis. J'ai un frère qui y vit toujours, mais pour être honnête, nous nous parlons à peine."

"L'histoire a déjà montré ce que l'on faisait à ceux qui ont quitté le pays...", lâche-t-il.

De son côté, Valerii jure qu'il retournera à Saint-Pétersbourg uniquement quand le régime de Vladimir Poutine sera tombé. Pas avant, car il explique qu'un proche a dénoncé ses positions anti-guerre aux autorités.

"Survivre au jour le jour"

Mais pour Nastya, même en cas d'un hypothétique changement de gouvernance au Kremlin, sa vie est désormais en France. "Ce serait fou de parier sur le futur", estime-t-elle. "L'histoire a montré que tellement de changements peuvent se produire en Russie, il est impossible de faire des prédictions."

"Peut-être que mes enfants souhaiteront un jour retourner en Russie", avance-t-elle. "Mais pour moi, il est encore trop tôt, je ne suis pas prête à faire confiance aux classes dirigeantes russes."

D'autant que pour l'écrivaine, la propagande du Kremlin a gagné les esprits d'une grande majorité de la population. "La plupart des gens croient dans le discours diffusé par le pouvoir, à ces histoires de nazis à Kiev et aux États-Unis qui veulent détruire la Russie", assure-t-elle. "Des journalistes que je connaissais se sont même mis à relayer la propagande, j'ai dû couper les ponts".

Interrogée sur ses perspectives en France et ses relations avec la Russie, la voix d'Irina se noue. "Actuellement, j'essaie de survivre au jour le jour, sans me projeter trop loin dans le futur", parvient à exprimer à demi-mot la jeune femme. En attendant que le futur s'éclaircisse, elle tente tant bien que mal de continuer à exercer son art, et apprend le français sur Duolingo, une application mobile. "De toute façon", conclut-elle, elle n'a pas l'argent "pour suivre de véritables cours" dans l'immédiat.

* Le prénom a été modifié, à la demande de l'intéressée.

Article original publié sur BFMTV.com

VIDÉO - Le retour des enfants volés en Ukraine, une famille témoigne