Comment le "Boy's Love", ces histoires d'amour entre hommes, s'impose en France

Samedi 4 novembre, bravant les torrents de pluie qui s'abattaient sur Montreuil, une foule compacte se pressait à la 9e édition de Y/Con, convention dédiée aux homo-fictions. Ce salon est aussi le temple du "Boy's Love" (BL), des BD mettant en scène des histoires d'amour souvent crues entre hommes. Ces récits aussi appelés "yaoi", rencontrent un succès croissant en France.

Preuve de ce succès, la Y/Con s'est récemment délocalisée de Lyon à la région parisienne. Le salon qui a accueilli 4.000 fans l'année dernière en a reçu 1.000 de plus cette année. Pendant deux jours, des cohortes de fans y ont dépensé entre 500 et 2.000 euros. "Chaque année, on augmente nos chiffres", se réjouit Élisa Ménard, présidente de la manifestation.

Le stand de l'éditeur Delcourt, qui a lancé le 2 novembre KBL, son label de Boy's Love, a été pris d'assaut. Samedi, à la mi-journée, il devait freiner les ardeurs des fans venues dépouiller son stand de ses deux nouveautés: Roses et Champagne, histoire d'amour entre un dangereux mafieux et un avocat idéaliste, et The Dangerous Convenience Store, sur un gangster et un employé de supérette.

Les éditeurs se pressent

À la Y/Con, les stands témoignent de la richesse et de la diversité du BL. "On a des exposants de tous les pays européens", indique encore Élisa Ménard. "Certains venaient les années passées des Etats-Unis et du Mexique." 90% des 160 stands sont tenus par des artistes indépendants - et seulement une dizaine appartienne à des exposants professionnels.

Pour Rutile, co-créatrice du webtoon Colossal, et figure du BL en France à travers le collectif des Dumariolles, en hommage à l'auteur des Trois Mousquetaires, c'est un symbole de la "déstigmatisation" du genre. "Il y a des moments où le BL a été très décrié, parce que c'est de l'érotisme dessiné par des femmes pour un public en majorité féminin", explique-t-elle.

Il y a deux ans, les éditeurs généralistes le boudaient encore, rappelle Yohann Antoine, auteur d'Elio, BL situé dans l'univers des sirènes qui a rencontré le succès en autoédition. "J’ai proposé il y a deux-trois ans mon projet à quatre maisons d’édition importantes. Elles ont toutes refusé. C’était soi-disant de niche et juste après Heartstopper a cartonné. À ce moment, ils ont compris qu'il y avait un vrai marché."

"Un tout petit groupe"

En matière de BL, la demande a en réalité toujours précédé l'offre. "Pour beaucoup, le BL s'est formé à partir d'un épisode des Chevaliers du Zodiaque dans les années 1980 où deux personnages s'enlacent", note Pascal Lafine, directeur de la collection KBL. "Après cet épisode, beaucoup de fanzines de BL ont été imaginés par des fans pour refaire ses scènes."

En France, le BL s'est imposé dans les années 1990 grâce à Internet, poursuit Théodore Dehgan, qui prépare à l'université de Nanterre une thèse sur le sujet: "Les fans avaient des mailing lists pour faire circuler leurs fanfictions. Elles se repéraient aussi dans les conventions avec des badges. Il y avait même du minitel yaoi, apparemment. C’était vraiment un tout petit groupe." Cette communauté prospère désormais sur TikTok.

"Ce qui m'intéresse dans le BL, c'est que c'est à l’avant-garde de la création", complète Bruno Pham, directeur de collection des éditions Akata, qui propose un imposant catalogue de BL. "Avec le webtoon, il est devenu plus visible médiatiquement, mais ça fait longtemps qu’il est là!"

"Le BL prend de l'ampleur"

Dix-huit BL sortent effectivement chaque mois en France. Certains viennent du Japon, d'autres de Corée du sud. "Ils sont assez différents les uns des autres", détaille Théodore Dehgan: "Le webtoon coréen, diffusé en ligne, a des épisodes plus courts que dans les mangas BL qui vont être édités selon un rythme mensuel. Ces histoires prennent un peu plus leur temps alors que dans le webtoon il y a quelque chose d’assez frénétique."

"Dans le BL coréen, les hommes sont aussi beaucoup plus masculins", commente de son côté Pascal Lafine. "Il y a toujours des histoires particulières. Ils peuvent aller très loin dans les concepts: il y a des histoires de vampires, de zombies, de mafieux… avec une forte dimension psychologique pour expliquer l'ascendant entre les personnages."

Récit d'une relation d'emprise entre un tueur psychopathe et l'une de ses victimes, le BL coréen Killing Stalking a rencontré en 2021 en France un immense succès avec 30.000 exemplaires vendus. "Ça veut dire qu'il y a potentiellement 30.000 lecteurs de BL en France", note Pascal Lafine. Dans les années 1990, les ventes plafonnaient "à 6.000 exemplaires", se souvient-t-il: "Le public a grandi. Il est aussi plus large."

Erreur d'impression

De nombreux BL mettent en scène des mécanismes de soumission qui évoquent des schémas présents dans des récits de dark romance, des histoires d'amour sombres qui traitent d'un sujet tabou. "Si certains sont sombres et violents comme de la 'dark romance', c’est sans doute parce que c’est dans l’air du temps", estime Théodore Dehgan.

"Les gens qui les achètent les achètent pour ça", ajoute Pascal Lafine. Certains de ces récits, comme The Dangerous Convenience Store, sont très explicites. Pourtant, à la suite d'une erreur d'impression, les lectrices ne verront aucun sexe dans cet album pourtant très cru et imaginatif en matière d'érotisme. Cette erreur sera corrigée dans le second tirage, promet son éditeur.

Tous les BL ne sont pas aussi crus: "Il ne se passe rien de sexuel dans Sasaki et Miyano, un des grands succès d'Akata. C'est de la tranche de vie avec un peu de romance", insiste Théodore Dehgan. Comme un adieu, chez le même éditeur, suit un homme qui se réveille avec le corps d’un enfant, ce qui va provoquer une crise dans son couple. "Ça pose plein de questions sur les représentations pédophiles", note Bruno Pham.

Un autre genre du BL, l'omegaverse, se déroule dans un univers où les hommes peuvent aussi tomber enceintes. "C'est un médium qui évolue énormément, comme le manga", s'enthousiasme Pascal Lafine. Son humour séduit aussi. "Ce que j’aime beaucoup dans le yaoi, c’est la parodie", précise Rutile. "Il y a beaucoup d'humour en général. Avec Les Dumariolles, je m'inscris dans cette tradition parodique."

Public féminin et queer

Le BL se rapproche aussi du shojo, ces mangas destinés à un public féminin et adolescent. "Le BL, dans son écriture, des monologues au découpage en passant par l'intimité des personnages, est très similaire à la narration et au découpage du shojo", confirme Bruno Pham. "Les autrices qui ont révolutionné le shojo dans les années 1970 ont influencé toute cette création."

Le Cœur de Thomas, classique du shojo signé Moto Hagio en 1974, sur le sacrifice d'un jeune garçon pour sauver le garçon qu'il aime, a posé les bases du BL, estime Théodore Dehgan: "Il a eu un impact phénoménal bien que le BL contemporain, inspiré aussi par le "dojinshi" (fan fictions érotiques), soit davantage terre-à-terre que cette œuvre très romantique et très stylisée."

Le BL est lu majoritairement par un public féminin qui trouve dans ces récits romantiques une représentation différente de la masculinité, insiste Théodore Dehgan: "Ces récits peuvent accompagner les femmes dans la découverte de leur sexualité à l'adolescence avec ces héros masculins qui offrent une mise à distance. Il y a quelque chose de l'ordre du fantasme qui permet aussi d'apprivoiser son désir."

Une partie de son lectorat est aussi queer (gay, lesbienne, trans, non-binaire). "Ça reste une minorité dans le groupe, mais il y a beaucoup d’hommes trans à l’échelle de ce groupe!", indique le spécialiste. Le BL permet selon lui "la découverte de soi": "C'est tellement vu comme quelque chose d’étrange qu’on finit forcément par se poser des questions sur soi quand on lit du BL. Ça peut accompagner des personnes queer tout au long de leur vie. "

"Ça permet de s'identifier aux personnages", confirme Yohann Antoine. "J'ai grandi avec énormément de films et de BD qui prônaient l’amour hétéroxesuel, je m’identifiais quand même à ces héros. Je pense que c’est important d’avoir ses propres histoires avec un couple lesbien, un couple homo."

Vers un public mainstream?

Le succès croissant du BL va-t-il lui permettre de toucher un public plus généraliste? "Ça ne sera jamais grand public. C'est trop particulier", tranche Pascal Lafine, qui prévoit de publier deux nouveautés par mois. "Avec KBL, je n'ai pas cette prétention de vouloir faire découvrir le BL à un public qui ne le connaît pas. Je ne veux surtout pas le faire découvrir. Je veux juste alimenter une communauté de plus en plus grande."

Même son de cloche auprès de Rutile qui souhaite préserver la spécificité du genre: "Je ne veux pas que ça soit trop mainstream. C'est réservé à un public averti dans tous les sens du terme. C’est à la fois pour des gens qui ont les codes, qui ont une certaine ouverture d'esprit et qui sont prêts à accepter pas mal d’expérimentations pour éviter que les histoires se sclérosent." Un avis que Bruno Pham ne partage pas:

"S'il faut que ça reste dans la niche, ça veut dire qu'il faut invisibiliser les pédés et les gouines? Au contraire, il faut être visible! Plus que jamais. Il faut dire haut et fort qu'il y a une diversité d’identités et de personnes - et ça passe par la représentation dans la littérature et dans les médias. L'enjeu est de sortir le BL de sa niche. Il faut revendiquer son impact artistique, son importance culturelle."

"Ça ne deviendra jamais aussi mainstream que la romance hétéro. Ça va rester une niche, mais ça sera une niche importante", conclut Théodore Dehgan, qui appelle à développer aussi la production française de BL avec des collections dédiées. "Il y aura toujours des fans, parce que personne ne va s'arrêter de fantasmer sur ce type d'histoires."

Article original publié sur BFMTV.com