BD: "La Dernière reine", le best-seller de Rochette qui a "failli le tuer"

Détail de la couverture de la BD
Détail de la couverture de la BD

Indestructible Jean-Marc Rochette. L'auteur de BD connu pour Le Transperceneige, tombé dans l'oubli avant de revenir sous les feux des projecteurs grâce au succès d'un film signé Bong Joon-ho en 2013, enchaîne depuis quelques années les albums de haute volée. Des récits de montagne qui séduisent la presse et le public et le pousse à chaque fois à se surpasser. Si bien que sa nouvelle BD, La Dernière Reine, un hymne à l'amour et à la nature sorti début octobre, a bien "failli [le] tuer".

"Ce qui s'est passé", raconte-t-il à BFMTV, "c'est que sur la dernière page, sur la dernière case, au moment où j'avais vraiment fini le dessin, j'ai fait une hémorragie nasale. Des gouttes de sang sont tombées sur la planche. On les voit d'ailleurs dans l’édition noir et blanc. Il a fallu appeler un hélico. C'est Céline qui dit que l'art s'écrit avec son sang. Je l'ai pris au pied de la lettre!"

L'auteur, qui vit désormais dans un hameau situé à 1.727 mètres d'altitude, au cœur du massif des Écrins, dans les Alpes, a dû être transporté en urgence à Grenoble.

"On nous avait vaguement expliqué comment arrêter une hémorragie, mais ça n'a pas fonctionné. Donc après ils ont bien vu qu'il fallait venir me chercher."

Il va désormais mieux. On ne peut s'empêcher de remarquer que son corps a attendu la dernière page pour lâcher: "Symboliquement, c'est extraordinaire."

Création miraculeuse

Rochette a d'autant plus repris du poil de la bête que l'accueil réservé à sa dernière création dépasse toutes ses attentes. "L'accueil des journalistes est bon, mais l'accueil du public est encore meilleur", sourit-il. En un mois, La Dernière reine réalise un meilleur démarrage que ses deux précédents albums, Ailefroide (2018) et Le Loup (2019), chacun écoulé à 100.000 exemplaires. "J'ai créé un public. Les gens sont là, maintenant", se réjouit cet auteur connu pour ses récits âpres et universels.

Histoire d'amour passionnelle entre une gueule cassée et une sculptrice dans la France des années 1920, ce grand récit romanesque rappelle par sa densité les romans du XIXe siècle. Impossible de le reposer avant de l'avoir terminé: "On m'a dit que les gens lisaient ça comme un film. Ils n'arrivent pas à s'arrêter. C'est un peu addictif." Un projet d'adaptation au cinéma est déjà en cours. "Les producteurs m'ont dit qu'il n'y aurait que très peu de retouches au niveau du scénario", annonce-t-il fièrement.

La création de La Dernière reine s'est déroulée de manière "assez miraculeuse". Le dessinateur a consacré huit mois à l'écriture, et six mois au dessin. "Les choses se mettaient en place de manière très évidente." Pour la première fois de sa carrière, Rochette met en scène un personnage féminin fort. Une manière pour lui de casser les accusations d'auteur viriliste, voire misogyne, qui lui colle à la peau depuis des années. Et il n'avait encore jamais raconté d'histoire d'amour.

"C'est finalement assez rare en BD, les histoires d'amour comme celles-là", estime-t-il. "C'est assez courant en littérature ou au cinéma, mais en BD, les gens n'osent pas trop. Je pense que c'est ce qui touche le public aussi." Dans une "scène d'un érotisme inversé extraordinaire", l'homme à la gueule cassée pose nu devant la sculptrice. "Elle tombe amoureuse du corps de l'homme et non pas de son intelligence", s'amuse Rochette. "On ne voit jamais ça en BD!"

"En BD, il n'y a souvent pas assez de mystère"

Rochette a injecté dans La Dernière reine ses obsessions, de l'art (Soutine, son peintre préféré, fait une apparition) à la montagne, en passant par la puissance mystique des animaux. "Je trouve qu'il y a une humanité plus forte chez les animaux que chez nous", acquiesce le dessinateur. "Les humains, c'est un peu Zombieland en ce moment." Et comme dans tous ses albums, la mort rôde et fauche les personnages dans leur jeunesse. "J'ai perdu mon père quand il avait 29 ans. Ça doit être marquant", élude-t-il.

En termes de dessin pur, Rochette impressionne toujours, avec un style graphique brut, à la limite de l'abstraction, en parfaite adéquation avec l'histoire qu'il veut raconter. "Le lecteur de BD ne s'y retrouve pas toujours, mais les producteurs de cinéma ont tout de suite accroché", précise-t-il. Chacune de ses cases joue avec les zones d'ombre, pour accentuer la dimension tragique du récit. "C'est une époque assez sombre. Je ne pouvais pas partir sur des touches chromatiques trop hautes", justifie-t-il.

C'est aussi pour lui une manière de se distinguer de la bande dessinée traditionnelle, qu'il juge trop sage. "En bande dessinée, les gens ont tendance à être beaucoup trop descriptifs. Les images sont trop littérales. Elles perdent un peu en ambiance. J'essaye de faire des effets de contraste. Il ne faut jamais hésiter à un peu cacher les choses. C'est le plus gros défaut de la BD. Il n'y a souvent pas assez de mystère. Dans les bons livres, il y a toujours une part mystérieuse dans le style."

Pour Rochette, La Dernière reine marque l'aboutissement de sa carrière. Il en parle comme de son "mont Everest". "Il a fallu 30 ans de vie pour arriver à ça", précise-t-il. La vie à la montagne, loin de l'agitation parisienne l'a beaucoup aidé à atteindre ce niveau, insiste-t-il.

"Ça m'a structuré, je pense. Spirituellement même, et donc je pense que ça se sent dans l'album. C'est mon meilleur."

"Je ne peux pas faire mieux"

Que faire après une telle œuvre? "Je ne peux pas faire mieux", reconnaît le dessinateur de 66 ans. "Pour l'instant, je vais me remettre à la peinture et à la sculpture. Je vais écrire des livres. La BD, je la laisse en jachère jusqu'à ce que l'envie me reprenne avec une histoire qui ne peut être traitée qu'en dessin. Mais là, pour l'instant, je suis physiquement incapable de me relancer dans une telle entreprise. Même sur une histoire plus petite. Je n'ai pas l'énergie."

C'est vers le cinéma désormais qu'il faudra se tourner pour voir ses histoires. En attendant la version live de La Dernière reine, Le Loup, sur l'amitié entre l'animal et un berger, est adapté en film d'animation par Marc de Pontavice, le producteur de J'ai perdu mon corps. Il a refusé les propositions d'adaptation d'Ailefroide, récit autobiographique sur son enfance alpiniste. "C'est un truc personnel", argumente-t-il. "Je ne vois pas ma grand-mère jouée par une actrice. Ce n'est pas possible."

En attendant de retrouver la force pour un album, Rochette va conclure Extinctions, préquel du Transperceneige. Le troisième tome prévu ne sortira pas, car les deux précédents tomes ne se sont pas suffisamment vendus. La saga se terminera avec une histoire de dix pages, qui sera publiée dans un album compilant les deux tomes d'Extinctions. "Ça restera une œuvre qui aura marqué son époque. Mais il faut savoir s'arrêter." Puis il ressortira une intégrale en un volume, par ordre chronologique: "Ça sera une bible dystopique!"

La Dernière reine, Jean-Marc Rochette, Casterman, 240 pages, 30 euros (existe aussi en édition noir et blanc grand format à 49,50 euros).

Article original publié sur BFMTV.com