Au Québec, comme ailleurs au Canada, les programmes d’assistance sociale sont des « trappes à pauvreté »
Le gouvernement du Québec est actuellement en train de mener des consultations dans le but de renouveler son plan de lutte à la pauvreté.
La ministre de l’Emploi et de la Solidarité sociale, Chantal Rouleau, a également annoncé son intention de moderniser la Loi sur l’aide aux personnes et aux familles, dont sont issus les programmes d’assistance sociale dans la province.
Puisqu’il pourrait y avoir une opportunité de revoir et de bonifier ces programmes au Québec, j’ai cherché à mieux comprendre la situation des personnes qui en sont prestataires, en particulier les personnes en situation de handicap. Pourquoi ? Parce qu’elles vivent davantage dans la pauvreté, ont moins accès au marché du travail que le reste de la population et qu’elles représentent la majorité des prestataires de certains programmes au Québec.
L’hiver dernier, dans le cadre de mes études doctorales en travail social, j’ai réalisé des entrevues avec des représentants d’organisations impliquées dans la lutte à la pauvreté et dans la défense des droits des personnes en situation de handicap au niveau provincial. Cet article rapporte leurs paroles : toutes les citations entre guillemets sont tirées de ces entrevues.
Des programmes d’assistance sociale insuffisants pour sortir de la pauvreté
En matière d’assistance sociale, le Québec n’est pas différent des autres provinces. En d’autres termes, ses programmes sont insuffisants pour sortir de la pauvreté.
En 2023, aucun des trois programmes d’assistance sociale ne permet d’atteindre la mesure du panier de consommation (MPC), l’indicateur officiel du seuil de pauvreté au Canada, et encore moins la mesure du « revenu viable » calculée par l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS). À titre d’exemple, selon l’IRIS, l’aide sociale couvrait 47 % de la MPC pour un adulte seul à Montréal, la solidarité sociale 69 % et le revenu de base environ 86 %. Si l’on utilise le pourcentage du « revenu viable », ces montants passaient à 35 %, 51 % et 64 % respectivement.
Ces faibles montants génèrent « de graves inconvénients monétaires et moraux » et traitent les prestataires comme « des citoyens de seconde zone ». Le nouveau programme de revenu de base a amélioré les choses en misant sur une approche plus flexible, par exemple en permettant le travail à temps partiel ou en autorisant les prestataires à vivre avec un conjoint ou une conjointe. Les prestations sont aussi plus généreuses. Mais il reste encore beaucoup de travail à faire selon les organisations de défense des droits.
Des critères d’admissibilité compliqués et problématiques
Le principal programme utilisé par les personnes en situation de handicap est le Programme de solidarité sociale. L’admissibilité y est conditionnelle à la présence de « contraintes sévères à l’emploi ».
Le principe peut sembler logique, puisqu’il s’agit d’une aide financière de dernier recours. Mais la réalité est tout autre. Plusieurs personnes interrogées lors des entrevues ont mentionné qu’il est « extrêmement difficile d’accéder au Programme de solidarité sociale pour les personnes ayant des handicaps cycliques, tels que des problèmes de santé mentale ».
Par exemple, les formulaires ne permettent pas réellement de « dire tout ce qu’on devrait savoir sur la personne » et « ne considèrent pas l’effet cumulatif des diverses conditions » de la personne. Les règles laissent aussi pour compte ceux et celles qui ne peuvent produire de rapports médicaux complets, dont les populations marginalisées n’ayant pas accès à un médecin de famille. Cela a pour effet de classer les individus en fonction de la nature de leur diagnostic, certains reconnus comme « valides », d’autres non, créant ainsi une « méritocratie du handicap ».
Notons que l’admission au Programme de revenu de base est quant à elle généralement conditionnelle à la participation au Programme de solidarité sociale pendant 66 mois dans les 72 derniers mois, forçant les prestataires à vivre dans la pauvreté pendant de nombreuses années.
Des règles contraignantes
Par ailleurs, les régimes d’aide financière de dernier recours au Québec sont généralement « punitifs et contraignants ». Il est par exemple impossible de travailler pour plus de 200$ ou de recevoir des dons de plus de 100$ par mois pour les prestataires de l’aide sociale et de la solidarité sociale. S’ils dépassent ces limites, leurs prestations sont coupées, dollar pour dollar.
De plus, les règles sont très compliquées, souvent expliquées de façon contradictoire, et les correspondances reçues ressemblent à des « mises en demeure », ce qui alimente « l’anxiété et la peur des répercussions » en cas d’erreur de bonne foi.
Ultimement, ces règles et cette complexité ont souvent pour conséquence de créer des « trappes à pauvreté » et de maintenir à long terme les prestataires dans ces programmes.
Prioriser l’accompagnement et le « rétablissement »
Tous les répondants sont sans équivoque : il est temps de changer de paradigme et de passer d’une approche punitive à une approche d’accompagnement. Ce changement implique nécessairement un abandon des clichés du profiteur ou du fraudeur à l’aide sociale, puisqu’il n’y aurait de toute façon « aucun avantage à frauder l’aide sociale » et que « personne ne se valorise en trichant ou en restant à la maison à [ne] rien faire ».
Il faut également « sortir de la dualité “capable/incapable” » pour donner accès aux régimes d’assistance sociale. L’incapacité doit être perçue comme un spectre et non comme une liste de cases à cocher dans un formulaire. Le handicap n’est « pas uniquement à propos de la condition médicale, mais aussi à propos de l’environnement et des aspects psychosociaux de la personne ».
Un programme spécifique pour les personnes en situation de handicap ?
Questionnés sur l’idée de créer un programme spécifique aux personnes en situation de handicap, comme celui récemment créé par le gouvernement fédéral, les répondants ont affirmé qu’il s’agissait d’une idée intéressante, mais qu’il serait difficile de « tracer une ligne dans le sable » pour savoir qui y aurait accès ou non.
Cet enjeu, qui n’a pas encore été réglé par le gouvernement fédéral, est d’autant plus important puisque « le plus de gens il y a [dans les programmes], le plus cela coûte au gouvernement […] et vous pouvez entendre d’ici le bruit des calculatrices du ministère des Finances ».
Dans l’ensemble, les répondants ont souligné qu’une telle prestation pourrait « améliorer la santé mentale des prestataires » et « réduire l’anxiété des parents face au futur ». Elle pourrait également aider à changer la façon dont les prestataires sont perçus : « juste ne plus être “assisté” serait moralement plus facile », et cela les ferait passer d’« abuseur » du système à « citoyens » à part entière.
La création d’une prestation spécifique pourrait notamment « avoir un impact sur ceux qui restent dans les autres programmes », créant « des bons pauvres et des mauvais pauvres ». Loin de se désolidariser des autres prestataires, les représentants des groupes de personnes en situation de handicap ont évoqué qu’il ne faudrait pas qu’une telle prestation vienne discriminer et stigmatiser indirectement d’autres prestataires. On peut par exemple penser à ceux à la « croisée des chemins en matière de diagnostic » ou qui auraient de la difficulté à obtenir un certificat médical. Il ne faudrait pas non plus que la prestation devienne « un parking à personnes handicapées » contribuant à les « stigmatiser encore plus ».
Pour que magasiner dans une friperie devienne un choix
Depuis les entrevues, les organisations provinciales de personnes en situation de handicap ont publié un mémoire commun contenant 65 recommandations couvrant un ensemble de sujets. Outre les habituelles demandes liées au montant des prestations, ces organisations demandent un changement de culture au sein du ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale, afin de faire du droit à la protection sociale une réalité.
Quelles que soient les solutions retenues par le gouvernement du Québec, ces dernières devront clairement prendre en compte les problèmes identifiés et tenter de mettre un terme à la stigmatisation des personnes prestataires de tous les régimes d’assistance sociale.
Pour ce faire, le ministère devrait notamment miser sur un changement de culture en priorisant l’accompagnement des personnes, revoir les critères d’admissibilité aux différents programmes et augmenter les prestations, pour qu’« acheter ses vêtements dans une friperie devienne un choix, non une nécessité. »
La version originale de cet article a été publiée sur La Conversation, un site d'actualités à but non lucratif dédié au partage d'idées entre experts universitaires et grand public.
Lire la suite: