Au Pakistan, les festivals soufis reprennent dans un tourbillon de couleurs

Des visiteurs lors d'un festival annuel dans un sanctuaire soufi à Shah Jiwana, dans la province du Pendjab, le 11 mai 2024 au Pakistan (Farooq NAEEM)
Des visiteurs lors d'un festival annuel dans un sanctuaire soufi à Shah Jiwana, dans la province du Pendjab, le 11 mai 2024 au Pakistan (Farooq NAEEM)

Des cris d'enfants depuis les nacelles de la grande roue, des bracelets qui tintent au rythme des airs soufis: les festivals aux mausolées des saints du Pakistan, longtemps mis sous l'étouffoir de la violence jihadiste, renaissent, parés de mille couleurs.

"Ceux qui ne se croisent pas pendant l'année, se retrouvent au festival", assure à l'AFP Muhammad Nawaz, agriculteur du Pendjab venu pour quatre jours au "mela", festival en pendjabi, du saint Shah Jiwana.

Et surtout, abonde Afzal Bhatti, lui aussi cultivateur dans la plus peuplée des provinces du Pakistan, frontalière de l'Inde et connue pour ses traditions colorées, "si on fait un vœu au mausolée, on sait qu'il se réalisera".

Ici, forains, musiciens, lutteurs traditionnels et acrobates à moto ravissent les pèlerins, venus demander aux saints d'intercéder pour eux auprès de Dieu, sous des lampions de toutes les couleurs. Mais toujours sous l'œil attentif de centaines de policiers.

Car depuis les années 2000 et la "guerre contre le terrorisme" lancée dans la foulée des attentats du 11-Septembre, les milliers de tombeaux soufis du Pakistan - là même d'où l'islam s'est diffusé dans le sous-continent indien au XIIIe siècle - ont été au cœur de la tourmente.

Pour les salafistes, wahhabites et autres tenants d'un islam rigoriste, le culte des saints est une hérésie.

Si une majorité de Pakistanais se réclament toujours d'un mouvement inspiré par le soufisme, courant mystique et ésotérique de l'islam, ces thèses ont gagné en influence dans une société devenue plus conservatrice depuis un demi-siècle.

Comme ailleurs dans le monde musulman, de l'Irak à l'Egypte en passant par la Libye, les groupes radicaux ont multiplié les attaques au Pakistan. Les mausolées de Data Darbar à Lahore, d'Abdullah Shah Ghazi à Karachi, ou de Bari Imam à Islamabad ont subi des attentats sanglants - l'un d'eux a fait 80 morts en 2017 dans le Sindh.

- Seize ans d'interdiction -

En réponse, les autorités ont interdit des festivals ou limité au maximum les activités, invoquant des raisons de sécurité.

"Il nous aura fallu 16 ans pour surmonter l'interdiction", raconte à l'AFP Alloudin Mehmood, un responsable du mausolée de Bari Imam. Endeuillé en 2005 par un attentat-suicide qui avait fait 19 morts, le festival avait été interdit deux ans plus tard.

C'est l'an dernier seulement qu'a pu reprendre le "Urs" - littéralement le mariage en ourdou -, qui marque l'anniversaire de la mort du saint Bari Imam.

"Nous voulions éviter tout danger pour nos visiteurs et nous n'avons reçu une autorisation des services de sécurité" qu'en août 2023, explique-t-il, espérant l'obtenir de nouveau cette année.

Et, même ainsi, il a fallu transiger: le festival a duré trois jours au lieu de cinq, était quadrillé par des centaines de policiers et le réseau de téléphonie mobile était brouillé près du mausolée.

"Le pouvoir n'est pas à l'aise avec ces rassemblements énormes qu'il ne maîtrise pas", dans le cinquième pays le plus peuplé au monde, ajoute Carl W. Ernst, spécialiste du soufisme.

Car les foules que drainent les "pirs", les saints en ourdou, peuvent aussi se transformer en arme politique.

Les gardiens de ces tombeaux, souvent issus de l'élite féodale encore très puissante dans les campagnes, sont désormais souvent élus au Parlement. Et le pouvoir économique que leur confèrent les dons des pèlerins et la jouissance des terres est énorme.

Les visiteurs, eux, viennent de tous les milieux. Ce sont majoritairement des ruraux, sans grands revenus. La tolérance pratiquée en ces lieux permet aux femmes et aux enfants d'y venir.

- "Ni rejetés ni moqués" -

Dans ce pays où la loi est d'inspiration islamique, les enseignements soufis sont un défi à la société, et leurs festivals un espace de liberté, raconte à l'AFP Khusbhoo, une personne transgenre qui préfère ne donner que son surnom.

"On n'est jamais aussi bien accueillis qu'aux festivals", assure Khusbhoo.

Si les personnes transgenres, les prostituées ou les toxicomanes se retrouvent dans ces festivals, explique l'anthropologue Zulfiqar Ali Kalhoro, c'est que "les marginaux n'y sont ni rejetés ni moqués".

"Pour eux, ces endroits sont des lieux protégés et les saints sont des protecteurs", dit-il à l'AFP.

"Il y a tellement de haine et de communautarisme dans notre pays que ces événements sont cruciaux pour que les gens se retrouvent et promeuvent l'amour", abonde Hamid Ijaz, étudiant de 18 ans. Crimes d'honneur et accusations de blasphème suscitent régulièrement des flambées de violence au Pakistan.

Fatima Noor brise les codes pendant le festival: à 16 ans, cette jeune Pakistanaise n'hésite pas à enfourcher une moto - une activité traditionnellement masculine - pour se lancer sur le "mur de la mort", un circuit cylindrique où elle enchaîne les tours devant des spectateurs ébahis.

Grâce à ses prouesses, elle aide son père à nourrir leur famille.

"Nous avons absolument besoin de ces festivals parce que nous ne trouvons aucun autre travail ailleurs", lance-t-elle à l'AFP avant de faire vrombir son moteur.

Derrière, depuis l'étal d'un vendeur de jus de fruit, un haut-parleur crachote une chanson populaire pendjabie: "Prends la clé, ferme le coffre, oublie tout pour un moment et viens au festival!".

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