Attaque à Moscou: pourquoi Poutine instrumentalise l'attentat dans la guerre en Ukraine

L'Ukraine accusée, malgré la revendication de Daesh. Le président russe Vladimir Poutine et ses services de renseignements mettent en avant une responsabilité ukrainienne dans l'attaque qui a fait au moins 137 morts dans une salle de concert près de Moscou vendredi 22 mars. Un discours loin d'être anodin, alors que la Russie est en guerre contre l'Ukraine depuis plus de deux ans.

Le groupe État islamique a de son côté rapidement revendiqué l'attentat, tandis que de nombreux experts s'accordent à dire que la piste ukrainienne apparaît comme peu crédible.

Le Kremlin réaffirme ce lundi matin qu'il ne fera aucun commentaire sur la revendication de l'EI, tant que l'enquête est "en cours". Emmanuel Macron met en garde, pour sa part, contre toute "instrumentalisation" du conflit.

L'Ukraine nie toute responsabilité

Samedi, le président Poutine s'exprime aux Russes pour la première fois depuis l'attentat et annonce que "tous les quatre auteurs" de l'attaque ont été arrêtés alors qu'ils "se dirigeaient vers l'Ukraine où, selon des données préliminaires (des enquêteurs), une 'fenêtre' avait été préparée pour qu'ils franchissent la frontière".

Avec ce discours, le maître du Kremlin reprend la version de ses services de sécurité qui peu après l'attaque ont accusé l'Ukraine d'être à l'origine de l'attaque. Le président ne mentionne, volontairement, à aucun moment le groupe État islamique. Ce même groupe qui pourtant, dès vendredi soir, revendique l'attentat.

L'Ukraine, de son côté, nie toute responsabilité dans l'attaque. "Sur les événements de Moscou (vendredi), il est évident que Poutine et d'autres racailles tentent de rejeter la responsabilité sur quelqu'un d'autre", accuse le président Volodymyr Zelensky dans une vidéo postée sur ses réseaux sociaux.

"Au lieu de s'adresser à ses propres citoyens, Poutine est resté silencieux toute la journée, réfléchissant à la manière de lier cet événement à l'Ukraine. Tout cela est complètement prévisible", déplore-t-il encore.

La version de Poutine mise en doute à l'internationale

À l'étranger, la piste ukrainienne est publiquement mise en doute par les États-Unis. Washington, qui avait mis en garde la Russie face à un risque d'attentat il y a plusieurs semaines, a indiqué dès vendredi n'avoir "pas d'indication à ce stade que l'Ukraine ou des Ukrainiens soient impliqués".

"Il y a des gens à Moscou et en Russie qui ne sont pas d'accord avec la manière dont (le président russe Vladimir) Poutine gouverne, mais je ne crois pas qu'il soit possible de faire un lien entre l'attaque et des motifs politiques au stade actuel", a assuré le porte-parole du Conseil de sécurité nationale américain John Kirby.

Le ministre britannique des Finances Jeremy Hunt va plus loin en rejetant publiquement l'hypothèse ukrainienne. Il déclare avoir "très peu confiance en ce que dit le gouvernement russe", dans une interview dimanche à Sky News.

"Nous savons qu'il crée un écran de fumée de propagande pour défendre une invasion totalement diabolique de l'Ukraine", a-t-il poursuivi.

La responsabilité de l'EI "crédible" pour les experts

De fait, de nombreux experts accordent peu de crédit à la version de Vladimir Poutine. Pour Fabrice Balanche, maître de conférence en géographie à l'université Lyon 2 et spécialiste du Moyen-Orient, la revendication par Daesh apparaît comme "tout à fait crédible".

"Elle vient d'Amaq, qui est le site de l'État islamique qui a revendiqué tous les autres attentats (de Daesh) y compris celui du Bataclan en 2015", note-t-il auprès de BFMTV.

Par ailleurs, le "mode opératoire" employé par les assaillants est "à peu près le même que celui vu en France", en visant des citoyens de façon indifférenciée et en s'attaquant à une salle de concert, occupée par une foule dense.

C'est le "même mode opératoire qu'Al-Qaïda quand ils ont fait des attentats en Espagne, en France pour que (les gouvernements occidentaux) retirent leur soutien aux régimes arabes qu'ils jugeaient anti-musulmans". Or, "la Russie à travers ses guerres en Tchétchénie, en Syrie contre l'EI est un ennemi des groupes jihadistes", explique Fabrice Balanche.

"Une tentative de Poutine de cacher son échec"

Pourquoi une telle accusation de l'Ukraine alors de la part de Poutine? Pour Patricia Allémonière, ancienne grand reporter et autrice de Au cœur du chaos, il est important d'avoir en tête que l'attentat de Moscou constitue un véritable "camouflet" pour "l'ordre que Poutine incarne".

"Il lui faut tout de suite un fautif" pour expliquer cette attaque, analyse-t-elle auprès de BFMTV, et "le fautif idéal, c'est l'Ukraine."

"Il faut y voir une tentative de sa part de cacher son échec face à l'attentat qui a frappé Moscou", appuie lui aussi le lieutenant-colonel Guillaume Ancel, ancien officier et co-auteur de Goodbye Poutine paru en 2023, à BFMTV.

"Le fait que Poutine veuille se concentrer sur sa guerre de soumission de l'Ukraine ne m'étonne pas parce que (l'attentat) représente un échec total, alors que son pouvoir repose sur la peur qu'il inspire".

Une façon de "passer à l'étape supérieure" en Ukraine

Alors que la Russie est en guerre depuis plus de deux ans contre l'Ukraine, cette attaque peut aussi représenter une opportunité pour le président russe de "passer encore à l'étape supérieure dans la guerre contre l'Ukraine", note Olivier Védrine, politologue, rédacteur en chef du journal d'opposition russe "Russian Monitor", auprès de BFMTV.

"Poutine a aujourd'hui besoin de dire politiquement qu'il avait raison finalement d'attaquer l'Ukraine. La preuve (...) que (les Ukrainiens) touchent et frappent des civils de manière extrêmement lâche", explique à BFMTV Frédéric Encel, géopolitologue et spécialiste du Moyen-Orient.

"Une raison intérieure"

En outre, Patricia Allémonière voit une "raison intérieure" au refus de Vladimir Poutine d'accuser le groupe État islamique.

"Il y a une volonté chez Poutine depuis très longtemps de ne pas faire de fractures avec sa population musulmane qui est très importante (en Russie), c'est 15% de la population", souligne-t-elle, rappelant que déjà "pendant la guerre en Tchétchénie, Poutine avait accusé des terroristes tchétchènes avant de parler de terroristes internationaux".

"La Russie gère plutôt bien sa communauté musulmane et ne veut pas s'exposer en opposant une résistance à l'EI", abonde l'ancien ambassadeur et ex-président du groupe Alstom à Moscou Patrick Pascal.

Inquiétude en Ukraine

L'absence de preuves du président russe pour alimenter la thèse ukrainienne n'apparaît pas comme surprenante pour Fabrice Balanche. "Poutine n'a pas besoin de preuve, il assène des vérités et à charge de la population de le croire", explique le chercheur.

Le "narratif (de Poutine) joue sur la grande conspiration contre la Russie. D'un côté les nazis, de l'autre les islamistes, les deux utilisés par l'Occident pour écraser la Russie".

Désormais, la crainte gagne les Ukrainiens. Pour Guillaume Ptak, correspondant de BFMTV à Kiev, en Ukraine, s'il est "encore difficile de déterminer quelle sera la réaction russe", la réponse de Vladimir Poutine est redoutée pour "soit légitimer une nouvelle vague de mobilisation, soit légitimer un nouveau déferlement de violences et de nouveaux bombardements contre les villes ukrainiennes et contre l'infrastructure civile ukrainienne".

Des explosions ont d'ailleurs été entendues à Kiev et dans différentes villes ukrainiennes dimanche et ce lundi matin, sans que l'on sache pour l'heure si elles sont directement liées à l'attaque de Moscou.

Article original publié sur BFMTV.com