« Ancien enfant placé, j’ai été abandonné par ma famille mais aussi par l’État » - Témoignage

« Je ressens un grand sentiment d’abandon surtout de la part de la France, cette mère patrie censée protéger ses enfants. En réalité, elle nous laisse en proie à toujours plus de violence »
Tatiana Maksimova / Getty Images « Je ressens un grand sentiment d’abandon surtout de la part de la France, cette mère patrie censée protéger ses enfants. En réalité, elle nous laisse en proie à toujours plus de violence »

TÉMOIGNAGE - Je suis né dans un climat familial violent. Je ne me souviens pas de beaucoup de choses de mon enfance, mais je me souviens que mon père battait ma mère quand il était ivre. Je me souviens du frigo vide, de ma cachette sous l’évier de la cuisine, prostré, et des passages de la police ou des pompiers à la maison.

Jusqu’à ma majorité, j’ai enchaîné les familles d’accueil, les fugues et les foyers. Aujourd’hui, j’ai la trentaine et je peine à me construire après avoir été marqué aussi violemment par cette vie. Mon histoire est difficile, mais je sais qu’elle est commune à beaucoup d’autres enfants placés en France, et c’est important de pouvoir la raconter. Particulièrement à l’heure où, il y a quelques jours, une fillette de 11 ans s’est suicidée dans une maison d’accueil de l’Oise.

Subir des violences dans sa famille, puis en lieu d’accueil

Le premier placement dont je me souviens a été temporaire. J’avais cinq ou six ans, mon petit frère avait une dizaine de mois et nous avons été accueillis ensemble, le temps que mes parents se séparent. Ma mère s’est installée chez son frère, puis nous l’avons rejoint.

Nous ne vivions plus avec notre père, mais l’environnement familial restait violent. Mon oncle me punissait en m’enfermant dans une arrière-cour humide ou me laissait chez ses voisins qui me frappaient. Après un signalement, mon petit frère et moi avons été placés à nouveau, cette fois-ci à plus long terme et surtout, séparément. Je n’ai plus jamais vécu avec lui.

Les cinq années suivantes, la famille qui m’accueillait m’a fait vivre un calvaire. La nuit, il m’arrivait de mouiller mon lit et je me souviens qu’à presque 10 ans, on m’obligeait à porter des couches. On m’humiliait en me les mettant dans le nez, on m’obligeait à aller à l’école avec des couches souillées. Je recevais des coups, des claques, des pincements, mais je ne disais rien. Quand j’allais à l’école et qu’on me demandait d’où venaient les bleus, je disais que j’étais tombé.

Ma mère, elle-même ancienne enfant placée, n’était pas apte à me reprendre chez elle. Mais avec la médiation de l’aide sociale à l’enfance (ASE), j’avais la possibilité de la voir pendant des journées de week-end ou de vacances scolaires. Un jour, après la violence de trop, j’ai craqué et je lui ai dit ce que ma famille d’accueil me faisait subir. Elle a prévenu l’ASE qui a lancé une enquête et quelque temps plus tard, une dame est venue me chercher à l’école, avec toutes mes affaires. Elle m’a dit « à partir d’aujourd’hui, on va te changer de famille d’accueil ». J’étais jeune, mais je me souviens du soulagement immense de savoir qu’on me croyait et qu’on m’écoutait.

« J’ai commencé à ressentir de la colère »

J’avais dix ans environ, et on m’a placé dans une autre famille d’accueil. C’est là que j’ai découvert ce qu’était le bonheur. J’avais enfin un vrai cadre et j’étais choyé. J’ai passé des vacances au ski, j’ai fêté Noël et j’ai reçu des cadeaux d’anniversaire pour la première fois de ma vie. En dehors de la maison, les choses sont devenues plus difficiles. J’étais différent des autres enfants et je me faisais frapper à l’école. On me traitait de « sale arabe », mais comme je n’avais pas de lien avec mon père et sa famille, je ne comprenais pas vraiment.

J’ai vécu chez cette famille d’accueil pendant quatre ans, tout en passant du temps avec ma mère le week-end. Elle avait refait sa vie et je n’attendais qu’une chose : de pouvoir vivre avec elle à nouveau. Elle me disait « bientôt », mais j’ai vite compris que ça n’arriverait jamais. J’ai commencé à ressentir de la colère.

Comme tous les enfants placés, j’avais un rendez-vous annuel chez une juge pour statuer sur mon placement et son renouvellement potentiel. L’année de mes 14 ans, j’ai tenté de dire stop. Je n’en pouvais plus d’être jaloux à chaque fois que je voyais des enfants avec leurs parents, de me demander pourquoi ils y avaient droit et pas moi. J’ai dit qu’il était temps que j’aille vivre chez ma mère.

Après les familles d’accueil, la rue et les foyers

Quand la juge a tenté de m’expliquer que ça ne serait pas possible, j’ai craqué. J’ai claqué la porte et j’ai fugué. Pour la première fois de ma vie, je me suis retrouvé à la rue. J’ai découvert ce que c’était de ne pas manger, de ne pas pouvoir se laver, de dormir dans des cages d’escalier, de boire de l’alcool, de prendre de la drogue. J’y ai passé plusieurs semaines, avant d’être retrouvé par une connaissance.

Les années suivantes, j’ai enchaîné les fugues, entrecoupées de passages courts chez ma mère, ma famille d’accueil ou encore mon père, avec qui j’avais repris progressivement contact. À 16 ans, je suis entré en « foyer » pour la première fois. Après la violence dans ma famille, à l’école, en famille d’accueil, j’ai vécu la violence de ces « maisons d’enfant à caractère social », celle de certains éducateurs et des autres jeunes. Cette année-là, j’ai fait ma première tentative de suicide.

Juste avant ma majorité, j’ai quitté mon dernier foyer. Je n’en pouvais plus des placements, de l’ASE, d’être un « gosse de la DDASS ». J’en avais marre d’être considéré comme un numéro de dossier par les juges, les éducs, l’État. J’avais passé ma vie à rêver d’avoir une relation avec mes parents, d’un lieu où l’on me protégerait, mais ce n’est jamais arrivé. Comme tant d’autres enfants traumatisés, j’ai passé ma vie à lever les bras pour me protéger quand quelqu’un faisait un geste un peu trop brusque devant moi.

Une fois majeur, j’ai vécu un peu chez ma mère, qui a fini par me mettre à la porte. J’ai vécu dans un foyer jeunes travailleurs puis j’ai été SDF, jusqu’à ce qu’une femme d’une association loue à sa charge ma première chambre étudiante. Ce n’est qu’à partir de là que j’ai pu avoir un endroit à moi.

Nous sommes nombreux et nombreuses à partager ce vécu

C’est ça, la réalité des parcours des enfants placés. Je ressens un grand sentiment d’abandon, surtout de la part de la France, cette « mère patrie » censée protéger ses enfants. En réalité, elle nous laisse en proie à toujours plus de violence.

Je suis adulte désormais, et je reste brisé par la question du « lien », cet inconnu. J’ai des parents, mais je n’ai plus aucun lien avec eux. J’ai des frères, mais la possibilité d’avoir des relations avec eux m’a été retirée par la DDASS. Construire des relations amicales ou amoureuses m’est extrêmement difficile, parce que je n’ai jamais su ce qu’était l’amour.

J’ai choisi d’extérioriser ma colère par l’écriture. Aujourd’hui, je suis rappeur et je veux représenter les enfants placés. Anonyme, je me suis baptisé Le Clown triste parce que nous, enfants placés, devons rire plus que les autres pour cacher nos larmes.

La musique a sauvé ma vie. Et depuis que j’ai sorti des chansons, je reçois des tas de témoignages similaires au mien. Savoir que nous sommes si nombreux à avoir vécu les mêmes choses, c’est terriblement douloureux, mais au moins, la musique me permet de parler. Et de dire à tous les enfants de la DASS : « Même si nous n’avons pas eu droit à ce lien de famille, vous êtes mes frères et mes sœurs. »

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