Cette vidéo ne montre pas le nouveau président du Sénégal

Deux semaines après être sorti de prison, Bassirou Diomaye Faye a été élu le 24 mars dernier président du Sénégal, nommant Premier ministre son mentor Ousmane Sonko, principal opposant au régime du sortant Macky Sall. Dans ce contexte, des publications virales prétendent dévoiler une vidéo du nouveau président sénégalais parlant un parfait anglais. Mais attention, la vidéo a fait l'objet d'un montage, et il ne s 'agit pas de Bassirou Diomaye Faye mais d'Ousmane Sonko s'exprimant lors d'une conférence de presse en 2021.

"La France choquée par le discours viral du nouveau président sénégalais ! Le nouveau président du Sénégal avertit la France de laisser l'Afrique tranquille !", prétend un post sur X, publié le 28 mars 2024 et relayé plus de 3.000 fois depuis, en légende d'une vidéo (lien archivé ici).

Dans cet extrait d'une durée de cinq minutes, on voit un homme en costume s'exprimer en anglais, déclarant notamment qu'"il est grand temps pour la France de lever son genou de notre cou [celui du Sénégal, ndlr] et mettre fin à cette oppression injuste."

"Des siècles de misère, la traite des êtres humains, la colonisation et la néo-colonisation ont provoqué des souffrances incommensurables", poursuit l'individu, présenté comme le nouveau président sénégalais Bassirou Diomaye Faye.

"Le nouveau président du Sénégal Bassirou Diomaye Faye avertit la France, c'est la fin !", avancent ainsi d'autres publications sur Facebook, même vidéo à l'appui (lien archivé ici).

<span>Capture d'écran prise sur X (à gauche) et Facebook (à droite) le 5 avril 2024 </span>
Capture d'écran prise sur X (à gauche) et Facebook (à droite) le 5 avril 2024

Des posts similaires ont également été relayés des milliers de fois en anglais par des comptes basés au Nigeria, sur X, Facebook ou encore TikTok (1,2,3...).

En commentaires des publications françaises, de nombreux internautes saluent les compétences linguistiques du "nouveau président" et appellent le peuple sénégalais à "se libérer de l’oppression française".

<span>Capture d'écran d'un commentaire prise sur Facebook le 5 avril 2024</span>
Capture d'écran d'un commentaire prise sur Facebook le 5 avril 2024

Se présentant comme "panafricaniste de gauche", Bassirou Diomaye Faye a promis "changement systémique", souveraineté et apaisement après des années d'agitation en devenant le cinquième président du Sénégal au terme d'une ascension éclair.

M. Faye, 44 ans, le verbe et l'allure assurés dans un costume-cravate bleu, a prêté serment près de Dakar devant des centaines d'officiels sénégalais et plusieurs chefs d'Etat et dirigeants africains (lien archivé ici).

<span>Bassirou Diomaye Faye prononce son discours en tant que président du Sénégal dans un centre d'exposition de la ville nouvelle de Diamniadio, près de la capitale Dakar, le 2 avril 2024. </span><div><span>JOHN WESSELS</span><span>AFP</span></div>
Bassirou Diomaye Faye prononce son discours en tant que président du Sénégal dans un centre d'exposition de la ville nouvelle de Diamniadio, près de la capitale Dakar, le 2 avril 2024.
JOHN WESSELSAFP

Cependant, la vidéo largement partagée sur les réseaux sociaux ne montre pas le nouveau président du Sénégal, mais Ousmane Sonko délivrant un discours en français et en wolof, l'une des principales langues parlées au Sénégal.

Sonko, pas Faye

Pour retrouver l'image originale, nous avons effectué une recherche d'image inversée à l'aide du moteur de recherche Google, qui nous a conduit à une vidéo YouTube publiée sur la chaîne du média sénégalais Senegal7 (lien archivé ici).

"Direct : Conférence de presse de Ousmane Sonko sur l'actualité", peut-on lire en légende de ces images.

 

 

Mises en ligne le 2 juillet 2021, elles ont été diffusées bien longtemps avant la tenue de l'élection présidentielle sénégalaise de 2024.

Par ailleurs, elles ne montre pas  Bassirou Diomaye Faye, mais Ousmane Sonko. Celui-ci s'exprime en français et en wolof, mais à aucun moment, en anglais.

L'AFP a analysé plusieurs éléments visuels pour confirmer qu'il s'agit bien des mêmes images que celles diffusées sur les réseaux sociaux.

Premier indice : Sonko porte la même tenue que l'individu parlant anglais dans l'extrait que nous vérifions, et le même drapeau sénégalais se trouve devant lui.

<span>Comparaison de la vidéo diffusée sur X (à gauche) et sur la chaîne YouTube de Senegal7’s (à droite))</span>
Comparaison de la vidéo diffusée sur X (à gauche) et sur la chaîne YouTube de Senegal7’s (à droite))

En outre, l'AFP a vérifié que les mouvements de l'homme visible dans la vidéo de Senegal7 correspondent bien à ceux de l'extrait diffusé en ligne.

Par exemple, Sonko lève la tête et regarde vers la droite à 0'01'' dans l'extrait sur X et à 1h03'54'' dans la vidéo de Senegal7.

Puis, 12 secondes plus tard, il regarde vers le bas tout en tournant une page de son discours, respectivement à 0'13'' et 1h04'06'' dans ces mêmes extraits.

<span>Un partisan du candidat présidentiel Bassirou Diomaye Faye et du leader de l'opposition Ousmane Sonko brandit une affiche lors de leur dernier meeting de campagne au stade Caroline Faye de Mbour, le 22 mars 2024.</span><div><span>JOHN WESSELS</span><span>AFP</span></div>
Un partisan du candidat présidentiel Bassirou Diomaye Faye et du leader de l'opposition Ousmane Sonko brandit une affiche lors de leur dernier meeting de campagne au stade Caroline Faye de Mbour, le 22 mars 2024.
JOHN WESSELSAFP

Une vidéo altérée 

Dans la vidéo d'origine, Ousmane Sonko s'exprime en wolof – l'une des langues les plus parlées au Sénégal – avant de passer au français à partir de 49’16’’.

En observant d'un peu plus près la vidéo diffusée sur les réseaux sociaux, on note une zone de flou autour de sa bouche, en particulier lorsqu'il porte son regard vers le bas ou sur le côté. Cet indice visuel nous met sur la piste d'une altération d'image.

Par exemple, à 0’20’’, une anomalie survient lorsqu'Ousmane Sonko regarde son discours : son nez semble soudainement s'allonger.

Puis, à 0'32'', une ombre grise apparaît à côté de sa joue droite.

<span>Capture d'écran de la vidéo altérée, avec une flèche rouge ajoutée par l'AFP pour souligner l'ombre, prise le 2 avril 2024.</span>
Capture d'écran de la vidéo altérée, avec une flèche rouge ajoutée par l'AFP pour souligner l'ombre, prise le 2 avril 2024.

Dans l'une des vidéos relayées sur Facebook (ici), on note également une anomalie sonore, à 4'06" : impossible de distinguer, à l'oreille, ce qu'il prononce. Cette très courte séquence de deux secondes sonne plus comme un mélange incompréhensible d'anglais, de français et de wolof que comme un propos cohérent tenu dans l'une de ces trois langues.

Sur le fond cependant, le discours d'Ousmane Sonko est quasi identique en anglais (dans la vidéo diffusée sur les réseaux sociaux) et en français (dans la vidéo originale), excepté cette formulation :

. Dans la vidéo diffusée en ligne, le représentant sénégalais déclare en anglais : "Il est grand temps pour la France de lever son genou de notre cou et mettre fin à cette oppression injuste."

. Dans la vidéo originale, en français, il dit seulement : “Il est temps que la France lève son genou de notre cou.”

Bien que l'AFP n'ait pas pu confirmer quel outil a été utilisé pour synchroniser la bouche d'Ousmane Sonko avec l'audio généré en anglais, il est probable que cela ait été fait à l'aide de l'intelligence artificielle (IA).

Avec l'essor de l'IA, il devient de plus en plus facile de créer de faux enregistrements audio attribués à des personnalités de premier plan, à l'aide de logiciels.

Pour faciliter l'identification des contenus générés par l'IA, l'AFP a créé ce guide comprenant des conseils et astuces.

La vidéo diffusée sur les réseaux sociaux a donc été tronquée. Un audio très certainement généré par l'IA a ensuite été ajouté aux images. Mais dans la version d'origine, en français et beaucoup plus longue, Ousmane Sonko tient un propos plus complet et nuancé que celui qui lui est attribué sur X, Facebook ou encore TikTok.

"Je ne suis pas en train de dire que la France est à l'origine de tous nos maux, elle n'est pas responsable de la corruption de nos élites, l'argent du peuple qui est volé, tous les jours, détourné (...) pour construire des immeubles à gauche - à droite, pour corrompre l'électorat... La France n'en est pas responsable même si son attitude complaisante peut y jouer pour quelque chose", déclare-t-il, par exemple, pointant particulièrement la responsabilité de représentants politiques sénégalais.

Il critique toutefois bel et bien certaines positions de la France, dénonçant son "hypocrisie" et une forme de "deux poids, deux mesures" : "Au Tchad, où le processus constitutionnel a été interrompu, la France a applaudi et son président est allé consacrer le nouveau roi. Au Mali, où ce n'est pas le processus constitutionnel qui a été interrompu mais le processus de transition, la France a condamné et même a pris ses clics et ses clacs pour dire qu'elle quitte le Mali.  Ça, c'est de l'hypocrisie", accuse-t-il.

"Qu'on soit bien clair, nous n'avons rien contre le peuple français. Et en France même, de voies politiques et citoyennes s'élèvent pour tenir le même discours que celui que je suis en train de vous tenir", note-t-il également, faisant référence à plusieurs députés de gauche de l'époque.

"Nous disons à la France d'écouter ces voix qui lui parlent d'un autre schéma, d'une autre collaboration entre l'Afrique et la France : beaucoup plus juste, beaucoup plus équitable, beaucoup plus durable", appelle-t-il, "si elle sait l'écouter, je crois que nous aurons de beaux jours devant nous dans le cadre de la collaboration. Si elle ne sait pas l'écouter, pensant pouvoir continuer à fonctionner comme du temps de nos grand-papas, cette jeunesse africaine ne l'accepte plus."