La victoire de Bardella aux européennes, l'aboutissement d'une ambition précoce et d'un storytelling rodé

Il est l'incontesté vainqueur des européennes du 9 juin 2024. Jordan Bardella, candidat du Rassemblement national, 28 ans, remporte 31,4% des voix, plus de 17 points devant la candidate de la majorité, Valérie Hayer (14,5%). Début 2019, parfait inconnu, le voici cinq ans plus tard propulsé en tête des votes, et en particulier de ceux, si difficiles à capter, des 18-34 ans.

Celui qui se définit comme "un homme de son temps" n'a "jamais pris la grosse tête", assure son entourage à BFMTV.com. De selfie en selfie sur le terrain, d'interview en interview, de Seine-Saint-Denis dans le 93 au Parlement européen, qui est Jordan Bardella, le jeune gagnant des élections européennes?

Le storytelling de sa jeunesse dans le 93

Une naissance à Drancy en 1995, une scolarité dans un établissement privé exigeant de Saint Denis (93), baignant dans un multiculturalisme paisible... Jordan Bardella est le fils unique de parents divorcés. Il peut compter sur un père généreux qui, post-divorce, laisse toutefois une mère en difficulté financière.

Sur ce quotidien de galère à la cité Gabriel Peri avec une mère seule, Jordan Bardella communiquera beaucoup. "Bardella, ce n’est pas Cosette", raconte un haut responsable du parti qui le connaît bien dans un récit-enquête du magasine M Le Monde sur l'enfance de la tête de liste RN. "Il y a une part de réalité dans ce qu’il décrit, mais c’est surtout l’histoire d’un divorce qui laisse sa mère dans la galère", ajoute-t-il.

Le jeune garçon coule une adolescence plutôt tranquille, où il observe, plus qu'il ne subit, les difficultés de la banlieue très populaire où vit sa mère. C'est avec les cadeaux et les sous de papa qu'il se lance dans le monde adulte.

Un voyage à Miami en sortant du bac, une Smart offerte, un appartement à sa disposition à Montmorency dans le Val d'Oise, des virements sur son compte jusqu'à sa première paye... Le tout juste majeur, Jordan Bardella jouit d'une aisance et d'une chance que beaucoup n'ont pas dans la cité maternelle.

"On vient des mêmes quartiers, mais on n'a pas la même histoire personnelle. Moi je viens vraiment des quartiers. Où on compte les sous, où on connaît le chômage. Ceux où on n'a pas de smart à 18 ans quoi...", raconte, amère, à BFMTV.com, une voix qui porte au gouvernement.

Très jeune, le jeune homme soigne ses mots et son apparence. On peut le voir, seul en chemise blanche, au milieu de ses camarades, sur une photo de classe du lycée, racontent nos collègues du M Magazine. "Il est très aimable et pas mal élevé du tout", s'accordent à dire beaucoup de politiques à BFMTV.com, dont certains sont ses plus farouches opposants.

Encarté au FN à 16 ans à la stupeur générale

Après avoir défendu dans un exercice d'éloquence les idées lepénistes, le jeune lycéen Bardella s'encarte au FN, à la stupeur de ses camarades. Selon ses dires et ceux de son équipe de campagne qui aime raconter "la petite histoire", c'est un débat entre Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon en 2012 dans l'émission "Des paroles et des actes" sur France 2 qui le pousse dans le bain de l'engagement politique.

En parallèle de son parcours balbutiant chez les jeunes du FN 93, celui qu'on ne voyait pas particulièrement quelques années plus tôt ni parler de politique, ni s'y intéresser, s'occupe consciencieusement de dispenser des cours de français aux personnes exilées. Une contradiction avec les idées politiques qu'il défend que son entourage au lycée ne comprend pas.

Au Rassemblement national dans le 93, il gagne en notoriété après avoir exclu du mouvement un certain Maxence Buttey. Ce catholique converti à l'islam a eu le malheur de partager du contenu sur les réseaux sociaux pour expliquer son choix. À l'époque, Jordan Bardella, secrétaire départemental du parti, évoque en ces mots l'épisode: Maxence Buttey est un "garçon instable, timoré et avec une capacité limitée au travail en groupe", explique froidement Jordan Bardella aux médias, pour qui la vidéo vantant l'Islam a été "la goutte d'eau qui a fait déborder le vase".

À cette occasion, le jeune homme fait son premier passage télévisé sur France 3 Paris. L'éloquence est présente, la chemise blanche également. Le jeune Jordan ressemble déjà beaucoup à celui qui a pris fièrement la première place du podium des élections européennes 2024.

Zones d'ombre et premier échec

Sa carrière, ensuite, démarre en flèche. Après le secrétariat départemental du parti en 2014, à 19 ans, il devient de février à juin 2015, assistant du député européen FN Jean-François Jalkh. Ces cinq mois d'activité politique, il n'en parle pas. Est-ce à cause des propos négationnistes tenus par l'eurodéputé sur les chambres à gaz?

"Jordan Bardella n'a jamais fait et ne fait jamais d'erreur", défend auprès de BMFTV.com une de ses collaboratrices. La ligne disgracieuse est gommée du CV impeccable du jeune premier.

2015: il est élu pour la première fois. Tête de liste du Front national en Seine-Saint-Denis pour les élections régionales, il fait une campagne réussie où il s'occupe, selon ses mots, de "déconstruire le mythe qui oppose front national et banlieue".

C'est Florian Philippot, en pleine popularité dans le parti à la flamme et protégé de Marine Le Pen qui rapidement s'occupe de le former. Avec son aide, il lance un des énièmes "collectifs patriotes" qui ont fleuri à cette époque de montée en respectabilité du FN qui cherche à s'implanter parmi les corporations. Naturellement, celui du jeune Jordan, s'appelle Collectif Banlieues patriotes.

En 2017, il fait partie de l'équipe de la campagne présidentielle de Marine Le Pen. Un débat d'entre-deux tours raté de la candidate plus tard, il s'essaie aux législatives et échoue.

Bardella redevient l'enfant du 93

Jusqu'à cette date, Jordan Bardella ne revendique aucun passé ni aucune origine. De la Seine-Saint-Denis, point de mention. C'est en 2018 et en 2019 que le storytelling du gamin de banlieue s'écrit. Marine Le Pen le nomme d'abord porte-parole du parti et un an plus tard, (très) jeune tête de liste Rassemblement national aux élections européennes.

Un récit se créé. Des phrases comme "10 euros sur la table à la fin du mois”, la peur de “mourir pour une cigarette" commencent à sortir de la bouche du candidat. À cette époque, le RN assume de chercher des visages incarnés issus des banlieues, pour contrer l'influence du parti communiste et de La France insoumise dans les quartiers populaires.

"L'enfant du 93 qui n'a pas fini ses études et qui offre des scores record au Rassemblement national pour ces européennes... Ce storytelling, tout le monde l'a un peu gobé", constate auprès de BFMTV.com le politologue spécialisé de l'extrême droite, Jean-Yves Camus.

"Combien de fois a-t-il fait mention de ses origines italiennes et kabyles qui pourtant n'apportent absolument rien à son programme?", interroge l'expert.

Un poids lourd de la macronie, lui aussi issu de l'immigration et des quartiers populaires, s'insurge de cette récupération politique auprès de BFMTV.com: "Il est profondément dans le rejet de l'autre et de là d'où il vient. Il est cynique".

"Comment peut-il autant cracher sur les quartiers aujourd'hui tout en revendiquant venir de là? Comment c'est possible de se vomir dessus en permanence?", ajoute-t-il, en colère.

"Dans ses différents programmes, absolument aucune proposition n'est faite pour améliorer le quotidien des cités d'où il vient, aucun solution pour les services publics...", s'agace également une voix féminine du gouvernement auprès de BFMTV.com.

La vitrine polie et tirée à quatre épingles de Marine Le Pen

Celui qui se prête volontiers au rôle de composition ne tarde pas à devenir le protégé de Marine Le Pen. Auprès de lui, elle joue un rôle "quasi-maternel", nous raconte l'entourage du vainqueur des européennes.

C'est pour elle qu'il s'est engagé en politique, relate Caroline Parmentier, responsable presse de la campagne du RN. Celle qui a été "sa petite attachée de presse avec qui il a toujours été aimable", selon ses mots, assure qu'il ne se serait, en revanche, jamais engagé pour Jean-Marie Le Pen.

L'entourage de Marine Le Pen assume que le jeune premier offre une vitrine plus propre aux ambitions de la candidate malheureuse du second tour de la présidentielle de 2022.

Avec un nom comme "Bardella", "le bulletin est plus facile à mettre dans l'urne", nous explique-t-on.

Le parti, qui avec le score de Jordan Bardella peut se targuer d'avoir réussi son défi de dédiabolisation et de normalisation, se réjouit d'avoir déniché "une telle pépite". Au point de faire de l'ombre à sa dirigeante?

Avec 31,8% des voix à ces élections européennes, le poulain pourrait en effet battre le record du nombre de voix recueilli par la formation d'extrême droite lors d'un scrutin, hors second tour, jusqu'alors détenu par Marine Le Pen et ses 8.133.828 bulletins décomptés le 10 avril 2022.

Caroline Parmentier veut balayer tout doute de concurrence entre les deux: "Pour 2027, on a une présidente et maintenant on a un premier ministrable". Elle n'hésite pas à louer la déférence de l'homme politique de 28 ans. Aujourd'hui encore, il vouvoie Marine Le Pen, même s'il sait l'imiter à la perfection pour amuser la galerie.

2019-2024: une ascension éclair au sein du RN

Depuis 2019 et son élection au Parlement européen où le jeune eurodéputé brille par son absence au sein de l'hémicycle -au point d'être affublé du surnom "Bard-est-pas-lla" pendant la campagne des européennes 2024-, l'ascension de l'ex-du FNJ est éclair.

Il devient rapidement deuxième vice-président du Rasssemblement national et intègre le bureau exécutif du parti. Deux ans plus tard, il passe premier vice-président avant de prendre la présidence par interim en 2022, quand Marine Le Pen tente de briguer l'Élysée lors de la dernière élection présidentielle face à Emmanuel Macron.

Avec l'arrivée de la fille du fondateur du Front national dans l'hémicycle en 2022, le parti fait émerger 89 députés et le jeune Bardella devient président du RN.

En 2024, à l'issue d'une campagne des européennes qu'il traverse en attaquant le bilan des macronistes et en choisissant de faire du scrutin du 9 juin un vote de sanction national, il s'impose dès janvier comme favori, dans les sondages.

Ni les attaques sur son manque de connaissances des dossiers européens, ni les polémiques au sujet de ses co-listiers, ni les critiques sur ses affiches de campagne ou encore les mauvais scores de son assiduité au Parlement européen n'auront réussi à enrayer l'avance du jeune candidat. Le 9 juin au soir, il offre un quadruple record à son parti, dont celui du meilleur écart avec la deuxième liste, depuis 40 ans. Plus de 16 points le séparent en effet de la candidate de la majorité, Valérie Hayer, au soir des élections européennes.

Il réussit en même temps un tour de force que beaucoup lui envient: avoir capté le vote des jeunes. Maître des réseaux sociaux, il cumule 1,4 million d'abonnés sur Tiktok et alimente son compte de selfies pris avec les Français lors de déplacements, staffé par une équipe de communication numérique extrêmement efficace.

32% des 18-34 ans lui ont en effet confié leur vote (contre 5% à Valérie Hayer, 20% à la France insoumise et 10% au Parti socialiste), selon une étude Elabe pour BFMTV, RMC et La Tribune Dimanche, publié dimanche 9 juin au soir.

Un peu de muscu, un peu de Netflix, pas mal de sommeil

Durant cette fulgurante ascension au RN et après cette victoire incontestée aux européennes, Jordan Bardella gagne à n'en plus douter une stature politique. Au point de contraindre Emmanuel Macron à la dissolution de l'Assemblée nationale, qu'il avait réclamée pendant toute la campagne s'il sortait vainqueur.

Il perd en revanche une relation. Celle avec Nolwen Olivier, nièce de Marine Le Pen et fille de la soeur ainée, Marie-Caroline Le Pen, avec qui il entretient une histoire d'amour depuis 2020, l'idylle s'est terminée "il y a quelques mois", confie son entourage à BFMTV.com.

De ces années passées dans la locale des jeunes du Front national 93, sur les plateaux télé et dans les pas de Marine Le Pen, que reste-t-il? Quand on débat à 28 ans avec un Premier ministre et qu'on suit depuis plus de 15 ans un rythme de vie digne d'un joueur de football prodige, comment vit-on quand le travail s'arrête?

À ce mordu frénétique de politique, ses équipes concèdent quelques minutes consacrées à de maigres loisirs: des séances de sport à la salle où il s'intéresse surtout aux appareils de musculation, le rattrapage de séries Netflix pendant ses déplacements en avion ou en train. Et du sommeil pour récupérer.

Cette jeunesse offerte entièrement au Rassemblement national et à la politique, un pilier de sa campagne des européennes finit par accepter de l'évoquer, songeur: "Oui, c'est vrai, il pense parfois à quel jeune il serait sans tout ça".

Article original publié sur BFMTV.com