"On veut émerveiller": pourquoi l'exposition BD du Centre Pompidou est incontournable

La BD sort des bulles pour s'imposer en majesté dans le temple de l'art moderne. Plusieurs centaines de planches originales de BD, comics et mangas signées Hergé, Franquin ou Gotlib, et mettant en scène Calvin & Hobbes, Astro Boy ou Corto Maltese, sont exposées au Centre Pompidou à Paris sur cinq étages jusqu'au 4 novembre.

Un événement majeur tant certaines de ces œuvres, puisées dans des collections privées et des musées du monde entier, n'ont jamais été exposées en France. Des trésors qui participent à la reconnaissance de la BD comme art majeur alors que la majorité des musées nationaux lui ont jusqu'à présent rarement ouvert ses portes.

Exposition colossale, qui réunit 750 planches de plus de 130 auteurs, "Bande dessinée, 1964-2024" est un "enjeu fort" pour le Centre Pompidou, qui a "réuni toutes ses forces" pour célébrer un art trop souvent dévalorisé, s'est félicité mardi 28 mai son président Laurent Le Bon lors d'une visite organisée pour la presse.

Colossale, cette déambulation à travers l'histoire du 9e Art l'est d'autant plus que le Centre Pompidou décline cet événement sous la forme de cinq expositions comprenant une exploration thématique de la BD et une mise en perspective des planches de bédéastes phares avec les toiles de grands noms de la peinture moderne.

"La BD, c'est à la fois du dessin et de la narration. On peut l'appréhender de diverses façons. Ce n'est pas parce que c'est un art du livre que l'original n'est pas de l'art lui-même. Ce n'est parce qu'il est dessiné que ce n'est pas de la littérature", résume Anne Lemonnier co-commissaire de l'exposition.

"La plus belle exposition BD"

Longtemps considérée comme réservée aux plus jeunes, la BD apparaît ici comme un art complexe. Citant brièvement des œuvres comme Astérix, Gaston Lagaffe ou encore Lucky Luke et Snoopy, l'exposition sort des sentiers battus et fait la part belle à des albums souvent plus exigeants et moins connus du grand public.

L'œuvre de Hergé, et notamment Les Bijoux de la Castafiore, y est aussi abordée dans une partie consacrée aux récits contemplatifs. "C'est pas mal de créer aussi un peu de décalage et de surprise", s'amuse Anne Lemonnier. "C'est la seule aventure de Tintin sans aventure, où l'on reste à Moulinsart, coincé avec l'entorse du capitaine Haddock."

"L'exposition 'Bande dessinée, 1964-2024' est sans doute la plus belle réalisée à ce jour", a salué sur X (ex-Twitter) Benoît Peeters, grand spécialiste du 9e Art. "L'ensemble est impressionnant d'intelligence et de beauté." Voici pourquoi cet événement est incontournable.

• Cinq expositions pour tous les âges

Destinées à tous les âges et à tous les publics, les cinq expositions organisées par le Centre Pompidou sont avant tout complémentaires. La décision de mettre en perspective les trois territoires principaux de la BD (Japon, Etats-Unis et Europe), une première, est "une manière d'ouvrir le champ de la compréhension au maximum", explique Anne Lemonnier.

"Comme la BD est un champ vaste comme l'infini, comme n'importe quel médium, avec une multitude de pattes graphiques, c'était une façon de créer de la complémentarité pour mettre en miroir des œuvres qui entrent en correspondance les unes avec les autres", détaille la spécialiste.

Le Centre Pompidou vise aussi les enfants. "On pourrait croire qu'en commençant l'expo avec la BD underground, le jeune public pourrait ne pas être à son aise, mais on a eu à cœur qu'il se sente toujours accueilli. Dans la salle dédiée au récit mémorial, qui évoque les grands traumatismes de l'histoire du XXe siècle, qui est une salle assez dure, on montre par exemple une séquence du Spirou d'Emile Bravo."

• Une déambulation ludique

L'exposition "Bande dessinée, 1964-2024" est composé de douze sections, contre-culture, effroi, rêve, rire, couleur, noir et blanc, histoire et mémoire, écriture de soi, au fil des jours, littérature, anticipation, villes et géométrie. Des thématiques précises pour éviter une exploration classique voire académique par genres littéraires.

Une scénographie originale traverse 12 salles thématiques. Des cimaises suspendues dans le vide croisent des écrans géants, diffusant des films et des œuvres numériques créées en direct sur tablette (Zeina Abirached, Pénélope Bagieu, Martin Panchaud...), ainsi que des créations murales inédites de Blutch et Chris Ware.

Pour les commissaires de ces expositions, l'ambition est moins de légitimer la BD que de "créer des découvertes", précise Anne Lemonnier. "On veut émerveiller. C'est vraiment tout sauf une leçon. Pour nous, la légitimité est acquise. C'est un parcours très libre. La déambulation se fait au gré des envies et des affinités."

• Des trésors venus du Japon

Les planches originales des grands mangakas sortent rarement du Japon - sauf depuis quelques années pour les expositions du Festival d'Angoulême. Le Centre Pompidou, grâce notamment au concours de l'homme d'affaires Michel-Edouard Leclerc, grand collectionneur, a pu réunir des trésors de l'histoire du manga.

Des planches originales - et en couleur - de Doraemon de Fujiko F. Fujio sont exposées pour la première fois en France. On retrouve aussi des planches mettant en scène Astro Boy d'Osamu Tezuka, ou encore des illustrations de Shigeru Mizuki, maître des récits de yokaïs, créatures du folklore japonais. "On a eu des découvertes et des surprises absolument géniales dans ce domaine japonais", se félicite Anne Lemonnier.

L'exposition propose aussi des œuvres de Kazuo Umezu, maître de l'horreur japonais. Et l'intégralité des originaux du manga d'horreur La Fillette de l'enfer d'Hideshi Hino. Sans oublier plusieurs planches exceptionnelles de Gen d'Hiroshima de Keiji Nakazawa, tout droit venues du Musée du Mémorial de la paix d'Hiroshima, et de Kuniko Tsurita, rare femme mangaka des années 1970 dont l'œuvre vient d'être enfin éditée en français.

• Les autrices en force

Alison Bechdel, Catherine Meurisse, Marjane Satrapi, Pénélope Bagieu... Les autrices phares n'ont pas été oubliées. "Comme on ouvre l'exposition avec une salle sur les années 1960, le constat est vite fait. C'est un monde très masculin (même si on cite) trois autrices: Kuniko Tsurita au Japon, Olivia Clavel en France et Aline Kominsky aux Etats-Unis", énumère Anne Lemonnier.

Afin d'offrir une plus large place aux autrices, la décision a été prise de terminer l'exposition en 2024. "En poussant le curseur jusqu'à aujourd'hui, on montre le plus d'autrices possibles, puisque cette conquête de l'espace de la bande dessinée par des femmes est une chose relativement récente", indique la commissaire, qui n'a pas souhaité pour autant chercher la parité absolue.

"Ce serait vraiment distordre l'histoire", indique-t-elle. "L'expo commençant dans les années 1960, ça ne serait pas du tout juste de proposer une parité. Néanmoins, avec un quart d'autrices présentées dans l'expo, on a mis en lumière cette part-là de la création."• Une occasion unique

Cette exposition est unique en son genre. Pas question de la rendre itinérante à travers la France ou le monde. Les planches exposées retourneront dans les archives et dans les collections personnelles en novembre pour éviter de les abîmer. "Un dessin doit être exposé à 50 lux maximum", précise Anne Lemonnier.

"La norme de présentation internationale des dessins nous demande que les œuvres retournent au noir après un temps d'exposition - qui en plus là est un temps important par rapport aux règles qu'on adopte d'habitude. C'est impossible pour du dessin d'itinérer", ajoute la spécialiste.

Mais cet événement au Centre Pompidou devrait être le premier d'une longue série consacrée à la BD. "Je souhaite qu'il y ait des suites à cette exposition. J'espère que ça va ouvrir les esprits, ouvrir le champ. J'espère que cette aventure se poursuivra sous une autre forme", conclut la commissaire.

Article original publié sur BFMTV.com