Taylor Swift à Paris: comment elle a réussi à conquérir le public français, longtemps réfractaire

C'est la tornade américaine que la France n'avait pas vue arriver. Taylor Swift démarre ce jeudi 9 mai une série de quatre concerts à la Paris La Défense Arena, tous pleins à craquer. Au total, pas moins de 180.000 personnes se presseront dans la plus grande salle de concert d'Europe pour assister au Eras Tour, sa tournée mondiale qui affole tous les compteurs depuis plus d'un an. Une revanche pour la chanteuse de 34 ans, que le public hexagonal a obstinément snobée pendant toute sa carrière.

Il aura fallu de la patience à l'interprète de Anti-Hero pour réunir l'équivalent de plus de deux Stades de France dans nos contrées. La rencontre entre le public français et l'enfant chérie de l'Amérique est une histoire longue, laborieuse, parsemée d'appels du pied, de rendez-vous manqués et de fossés culturels difficilement franchissables.

Le dispositif mis en place pour la vente des billets, le 11 juillet dernier, avait été un révélateur de l'engouement du public français: prévoyant une demande hors-norme, Ticketmaster avait mis en place un tirage au sort... simplement pour avoir accès à la vente. Et le Jour-J, les acheteurs ont été si nombreux à se connecter sur le site que la société a été obligée de tout suspendre et de reprogrammer l'événement.

"Après le succès de ces quatre dates, les médias français n'ont plus eu d'autre choix que de prendre le phénomène au sérieux", analyse pour BFMTV.com Morgane Giuliani, journaliste et autrice du livre "Taylor Alison Swift, la rebelle devenue icône" (Talent Éditions).

Un succès de vente sans doute dynamisé par le carton monumental que faisait alors ce show outre-Atlantique, devenu un véritable phénomène culturel, sociétal et économique à lui tout seul. Cette tournée était déjà annoncée à l'époque comme la plus lucrative de l'histoire, et Fortune prédisait qu'elle injecterait 4,6 milliards de dollars dans l'économie américaine.

De quoi offrir à cette chanteuse aux 114 millions de disques vendus une aura nouvelle dans le paysage médiatique et culturel français. Les titres de presse de ces derniers mois sont parlants: Paris Match évoque la "Star de tous les records" et lui offre en août 2023 sa première une, France 2 tente de décrypter le "phénomène Taylor Swift"... 18 ans après ses débuts.

Car Taylor Swift jouit d'un succès retentissant aux États-Unis depuis 2006, année de sortie de son premier album éponyme. À 16 ans à peine, cette blonde aux yeux bleus née en Pennsylvanie conquiert l'Amérique en s'illustrant dans la country, un genre associé au milieu rural, qu'elle ne quittera pas pendant ses trois premiers albums.

Star d'une musique inconnue des Français

Pour Khal Ali, qui décrypte la musique pop sur sa chaîne YouTube suivie par 98.000 abonnés, cette première appartenance musicale est l'une des raisons du désintérêt français pour son succès alors naissant:

"La country, c'est un genre qui est totalement étranger à la France", explique-t-il à BFMTV.com. "Dans les années 2000, l'heure était au R'n'B ou à la pop-rock d'Avril Lavigne. Les premiers albums de Taylor Swift lui ont fait prendre dix ans de retard chez nous."

Dix années pendant lesquelles elle cartonne outre-Atlantique, où tous ses disques - à l'exception du premier - se classent numéro un. En 2010, à 20 ans, elle devient la plus jeune artiste de l'histoire à remporter le Grammy Award d'album de l'année, la récompense suprême pour tout artiste américain. En parallèle, un an après ce triomphe, Taylor Swift encaisse sa première grosse humiliation française.

Accueil timide

Dans le cadre d'une tournée mondiale pour défendre son troisième album, Speak Now, elle donne son tout premier concert en France. Celle qui se produit déjà dans des stades en Asie et aux États-Unis ne parvient pas à remplir les 6.000 places du Zénith de Paris. "Ils avaient dû mettre des bâches pour cacher les sièges vides", se souvient Morgane Giuliani.

Loin de décourager la chanteuse, cette déconvenue semble plutôt lui donner envie de partir à la conquête de ce pays qui lui résiste. L'année suivante, elle fait de nouveau escale dans la capitale française pour y tourner le clip de Begin Again, ballade extraite de son quatrième album Red.

Cet album amorce un changement dans la carrière de la chanteuse. Pour la première fois, elle y délaisse les banjos de ses débuts pour des sonorités (un peu) plus rock, assumant de lorgner vers la pop, notamment avec le tube I Knew You Were Trouble:

"Je crois que c'est à ce moment-là qu'elle a commencé à être un peu mieux identifiée par le public français", jauge Morgane Giuliani.

Identifée, mais toujours pas star: les scores restent timides et Red mettra pas moins de sept ans à s'écouler à 50.000 exemplaires en France. Et la chanteuse n'est pas au bout de ses peines.

"Elle devient une énorme pop star, et on passe à côté"

En 2014, Taylor Swift joue ce qui reste à ce jour l'un des plus gros coups de sa carrière avec 1989, un album qui marque définitivement son virage pop. Une machine à tubes qui conquiert le monde: le disque se classe numéro 1 dans 78 pays... mais ne parvient pas à dépasser la neuvième place chez nous, malgré les succès des titres Shake it Off et Blank Space.

La chanteuse, qui confie à la même période au Parisien que "la France est une priorité absolue", ne ménage pourtant pas sa peine. De passage dans l'Hexagone, celle qui se produit sur les plus grandes scènes des États-Unis passe même interpréter son single sur le plateau très intimiste de C à Vous... et conserve le sourire face à un public immobile et glacial, composé entre autres d'un Gérard Jugnot manifestement hermétique.

Pour Morgane Giuliani, cette séquence rend compte à elle seule de l'incompréhension à laquelle se heurte alors Taylor Swift:

"Ça dit beaucoup de choses de cette époque-là, et de la manière dont elle était perçue par le public français. C’est le moment où elle devient une énorme pop star et nous, on passe à côté."

"Trop lisse pour la France"

"Je pense qu’elle faisait trop fade, trop lisse pour la France", poursuit la spécialiste. "Ce n'était pas sexy, pas sulfureux. Taylor Swift ne se sexualisait pas du tout, alors elle se retrouvait cataloguée dans la catégorie 'pop de fillette'."

"Elle ne rentrait pas dans le moule de la popstar américaine, telle qu'on l'imaginait alors en France", abonde Khal Ali. "L'époque était aux Lady Gaga, aux Beyoncé, aux Rihanna, aux Katy Perry: des figures très exhubérantes, extravagantes, sexualisées."

Tous les deux évoquent aussi la barrière de la langue, qui empêche le public français de se raccrocher à ce que les fans et la presse internationale présentent comme la grande force de Taylor Swift, depuis ses débuts: ses talents de parolière.

En 2014, la France est le pays de l'Union européenne qui affiche les pires compétences en anglais. Or, "les paroles sont hyper importantes chez Taylor Swift", souligne Morgane Giuliani. "Son œuvre est très autobiographique, il faut prendre le temps de décrypter, certaines zones de flou sont gardées... il faut passer cette barrière-là pour apprécier sa musique."

De fait, la plume de Taylor Swift fait aujourd'hui l'objet de cours universitaires. Notamment à Gand, en Belgique, où ses textes sont utilisés comme porte d'entrée pour l'étude des grands auteurs de la littérature anglaise.

Autant d'obstacles qui poussent Taylor Swift à jeter l'éponge. Les deux tournées mondiales qui suivent 1989 ne font pas escale en France. Mais elle n'a pas encore dit son dernier mot dans la langue de Molière...

Remontada avortée

Avance rapide jusqu'en 2019. Après cinq ans à bonne distance de l'Hexagone, Taylor Swift entame la promotion de son septième album, Lover, avec le clip du single Me!. La vidéo, comme un clin d'œil, s'ouvre sur un dialogue en français.

Quelques semaines plus tard, elle annonce le City of Lover, un concert exceptionnel à l'Olympia - une salle étonnament petite en comparaison avec les stades qui l'accueillent partout dans le monde. Dans la foulée, elle se produit à The Voice France, qui n'a pourtant pas l'habitude de recevoir des stars de son envergure.

La chanteuse ne produit de tels efforts pour aucun autre pays européen. Et, lorsqu'elle annonce une poignée de dates internationales pour soutenir cet album à l'été 2020, les Arènes de Nîmes figurent sur la liste des escales.

Le Covid-19 viendra interrompre cette enième opération séduction et toutes les dates seront annulées par la pandémie. Mais de toute évidence, Taylor Swift n'a pas encore renoncé à conquérir la France.

Session de rattrapage

Pour Morgane Giuliani, c'est seulement au cours des quatre dernières années que le charme opère enfin. Et il a fallu la rencontre de nombreux paramètres: elle évoque ses deux albums folk de 2020, un genre "pris bien plus au sérieux que la pop, très méprisée", le documentaire Netflix Miss Americana la même année, qui a "permis de l’humaniser" et d'"expliquer sa démarche"... mais aussi TikTok, caisse de résonnance devenue quasi-incontournable pour les artistes, où plusieurs de ses titres - anciens comme nouveaux - sont récemment devenus viraux.

Enchanted (2010), Wildest Dreams (2014), Bejeweled (2022) ou encore Is It Over Now? (2023): toutes ont fait l'objet de tendances sur l'application de partage de vidéo, parfois même de chorégraphies, favorisant leur écho. Le geste de la main du jeune Américain Mikael Arellano, dans la simple pastille ci-dessous, est devenu si populaire que la chanteuse l'a elle-même repris lors de sa tournée.

À la faveur de la révolution des habitudes d'écoute, Taylor Swift trouve son chemin vers les oreilles françaises sans avoir à passer par les radios ou la télévision: "Les gens vont chercher eux-mêmes, en streaming, ce qu’ils aiment. On n’a plus un rapport communautaire et homogène à la musique, aujourd'hui c'est beaucoup moins sclérosé", explique Morgane Giuliani.

Elle ne sous-estime pas non plus l'impact qu'ont eu les fameux réenregistrements. Depuis 2021, Taylor Swift édite de nouvelles versions de ses six premiers albums afin d'en obtenir les droits. Publiés avec le suffixe (Taylor's Version), ces coups de projecteurs sur ses premières œuvres font office de session de rattrapage pour les néophytes. "Je pense que plein de gens ont découvert une dizaine d'années de sa discographie par ce biais" abonde Khal Ali.

Enfin, la tête des ventes

La consécration arrive enfin en octobre 2022 quand Midnights, le dixième album de Taylor Swift, devient son tout premier numéro 1 en France. Les deux albums dévoilés depuis, 1989 (Taylor's Version) et The Tortured Poets Department, connaissent la même trajectoire.

Morgane Giuliani avance une dernière hypothèse pour expliquer l'intérêt nouveau de la France pour Taylor Swift: le mouvement #MeToo, qui éclaire la trajectoire de Taylor Swift d'une lumière nouvelle et plus bienveillante:

"On est en recherche de figures artistiques féminines engagées", décrit-elle. Et Taylor Swift est sur tous les fronts, surtout depuis qu'elle est sortie de son silence politique en 2018 pour affirmer son soutien au camp démocrate: juste rémunération des artistes, violences sexuelles, féminisme, anti-trumpisme...

Les observateurs américains lui prêtent même une telle influence politique auprès de l'opinion publique que le candidat républicain pour la prochaine présidentielle s'en inquiéterait. En attendant de tels enjeux, Taylor Swift goûtera ce soir à sa Love Story, durement gagnée, avec le public français.

Article original publié sur BFMTV.com