Surpopulation carcérale : un constat alarmant sur un « fléau épouvantable »

C’est un « fléau » que le drame d’Incarville qui a coûté la vie à deux agents pénitentiaires lors du transfert de Mohamed Amra, n’a fait que confirmer. En grande difficulté depuis plusieurs années, l’administration carcérale se retrouve aujourd’hui confrontée à une crise profonde, d’une part en raison du taux d’occupation des prisons qui atteint aujourd’hui 140 %, d’autre part, en raison des difficultés de recrutement aux postes de gardien pénitentiaire, face à la « perte de sens » que suscite un métier devenu de plus en plus difficile.

Alors même que le plan « 15 000 places de prison » a été lancé par le garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti, beaucoup désormais s’accordent à dire que la question de la surpopulation carcérale ne revêt « pas uniquement une dimension bâtimentaire ». Et ce, même s’il y a jusqu’à quelques années, « les prisons constituaient le parent pauvre du ministère de la Justice », selon Louis Vogel, rapporteur budgétaire pour avis « administration pénitentiaire » pour le futur projet de loi de finances 2025, au Sénat.

Un taux de surpopulation carcérale historique… et qui devrait se poursuivre

L’année 2023 a marqué un record en termes de personnes détenues en France, avec plus de 77 000 prisonniers sur l’ensemble du territoire, quelques années seulement après la baisse contextuelle liée à la crise sanitaire. Et ce taux ne devrait pas s’améliorer selon Louis Vogel : « Le taux de surpopulation carcérale prévu par le gouvernement sera supérieur à 140 % jusqu’en 2026 et le principe de l’encellulement individuel a été reporté par la dernière loi de finances jusqu’en 2027 », déplore le sénateur. Un constat d’échec « malgré des moyens en constante augmentation depuis 2018, avec des budgets en croissance de plus de 5 %, et même de plus de 7 % depuis 2020 ».

Ce constat rejoint peu ou prou les observations de la contrôleuse générale des lieux de privation de liberté, Dominique Simonnot, qui dans son rapport annuel 2023, expliquait : « Les cellules individuelles n’atteignent jamais 9m2 et sont le plus souvent doublées, voire triplées. L’espace disponible par personne, une fois déduite la surface des sanitaires et du mobilier, est le plus souvent très inférieure à 3m2. Dans un établissement, le CGLPL a vu des cellules collectives prévues pour 4 personnes, occupées par 7 ». Et d’alerter un peu plus loin : « Les activités sont rares et restreintes par la surpopulation et le manque de surveillants, et donc le temps réellement passé en cellule est très souvent supérieur à 20 heures sur 24. Les 2 heures quotidiennes de promenade dans des cours mal équipées, parfois insalubres et souvent dangereuses, sont pour beaucoup le seul moyen d’échapper à la promiscuité et au confinement de la cellule ».

En parallèle de ces conditions de détention préoccupantes, les différents acteurs (gardiens de prisons, magistrats, avocats etc) auditionnés par Louis Vogel, font tous le constat d’une absence d’efficience des peines alternatives. « La courbe de l’incarcération et celle des alternatives à la prison se développaient de manière parallèle, sans jamais que l’une n’ait une influence sur l’autre, alors qu’elles devraient, en toute logique, se rapprocher », alerte Louis Vogel, rappelant que ces peines alternatives n’ont pas vocation à se « substituer » à la prison.

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« Défaillance » du système psychiatrique

Même s’il n’en est pas la cause unique, le phénomène de surpopulation carcérale n’est pas aidé par la « défaillance » quasi généralisée du système psychiatrique français. De fait, en raison du manque d’examen de l’état psychique des détenus, « beaucoup de personnes qui se retrouvent en prison ne devraient pas y être », selon le sénateur de Seine-et-Marne. Par exemple, des « comportements punis comme l’usage de stupéfiants, relèvent d’une politique de santé publique », selon Matthieu Quinquis, président de l’Observatoire international des prisons. Une observation qui invite à s’interroger sur l’opportunité des poursuites d’après Louis Vogel, qui explique que « les procureurs aimeraient avoir une décision plus éclairée dès l’origine ». « Le parquet devrait pouvoir s’appuyer sur une commission faite de spécialistes », comprenant notamment « psychiatres, criminologues », propose le sénateur.

En parallèle, l’état psychique des détenus a tendance à s’aggraver au cours de la détention, notamment en raison de la déficience des dispositifs de réinsertion. Alors que chez nos voisins allemands, 70 % des détenus travaillent en détention, ce chiffre n’est que de 28 % dans l’Hexagone. « La surpopulation carcérale empêche l’accès au travail et aux activités », constate amer, Louis Vogel, qui regrette qu’il y ait « tellement de détenus en cellule qu’on utilise les SAS (NDLR : services d’accompagnement vers la sortie) pour les enfermer normalement ». « Tous nos dispositifs sont submergés et ne servent plus ce pour quoi ils ont été pensés », analyse-t-il. « Lorsque nous visitons les prisons en Allemagne, on se sent verts de honte », abonde Dominique Simonnot, qui critique l’inaction du personnel politique, qui n’a « pas eu le courage de prendre les choses à bras-le-corps ».

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Vers un dispositif national contraignant de surpopulation carcérale ?

Les différents intervenants proposent une batterie de solutions pour remédier à ce défi. Louis Vogel en esquisse quelques-unes : « la création d’un régime de détention à l’extérieur », « la création d’établissements spécialisés », « le transfert au personnel pénitentiaire de certaines compétences en matière d’aménagement de peine eu égard à leur connaissance aiguë des détenus », « la fin des transfèrements inutiles et dangereux par la judiciarisation des prisons », ou encore « le déploiement de la télémédecine ». Ces trois dernières propositions s’avèrent plus diversement accueillies par Mathieu Quinquis et Dominique Simonnot, au regard des droits fondamentaux des détenus.

Cependant, tous s’accordent à dire que la prison ne doit plus constituer la seule et unique réponse à la politique pénale. De leur côté, ils proposent tous deux la mise en place d’un « dispositif national et contraignant de surpopulation carcérale » : « Une fois dépassé le seuil de criticité, pour faire rentrer une nouvelle personne, il faudra en faire sortir une autre », propose Mathieu Quinquis, qui s’émeut de l’explosion des comparutions immédiates et de la détention provisoire, qui expliquent à elles 2, près de deux tiers de la détention. Pire encore, les comparutions immédiates engendrent « 70 % de peines de prison ferme, 8 fois plus que tout autre condamnation pénale ». Avec la crainte d’un « effet cliquet », qui empêcherait tout retour en arrière.

Enfin, Mathieu Quinquis et Dominique Simonnot soulèvent divers points d’inquiétude qu’ils souhaitent voir intégrés aux futures discussions vis-à-vis de la réponse pénale : fouilles intrusives des détenus, aggravation des peines pour bénéficier de certains outils procéduraux (téléphones sur écoute, bracelets électroniques…), ou encore l’usage massif des téléphones en prison. Un point qui avait d’ailleurs fait l’objet d’une attention particulière de la part de la commission d’enquête sénatoriale sur le narcotrafic, qui avait rendu ses travaux fin mai dernier… une commission qui avait par ailleurs souligné « l’émergence, encore embryonnaire mais non moins inquiétante, de la corruption des agents publics et privés », susceptible de faciliter la circulation des appareils électroniques en prison.

Vaste chantier, pas de réponse unique, travail en profondeur à mener, le sujet n’est sans doute pas épuisé… et pourrait même prendre une tout autre tournure en fonction des résultats des prochaines élections législatives.

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