"Presque comme un tatouage": les oreilles en chou-fleur des rugbymen, une curiosité physique très symbolique

À 49 ans, dont presque deux décennies au plus haut niveau, Fabien Pelous n’a toujours pas trouvé un meilleur moyen pour partager sa passion. "Parfois, des gamins me voient et fixent sur mes oreilles. C’est une bonne manière d’entamer la conversation, sourit l’ancien capitaine du XV de France. Je leur dis: 'Je vois que tu regardes mes oreilles, si elles sont bizarres c’est parce que je jouais au rugby'..."

"Ça me permet de parler rugby aux gamins"

Si vous avez regardé au moins un match durant cette Coupe du monde de rugby, la question vous a sûrement titillés. Comment expliquer l’apparence si particulière des oreilles de certains rugbymen? Pourquoi présentent-ils des esgourdes aussi abîmées?

Un nom: l'othématome

Cette déformation des oreilles, boursouflées et tuméfiées au point d’être familièrement comparées à des choux-fleurs, porte un nom scientifique: l'othématome.

"Quand vous avez un choc au niveau du bras, vous avez un bleu qui se forme sous la peau, détaille Franck Marmouset, chirurgien ORL qui s’est notamment occupé des oreilles de joueurs évoluant au Castres Olympique. Quand vous avez un choc au niveau de l’oreille, c’est pareil: un hématome se forme…mais dans le cartilage, qui sert à donner la forme aux oreilles. Le cartilage réagit de manière un peu particulière aux hématomes qui sont répétés. C’est cette façon différente qu'a le cartilage de cicatriser qui modifie la forme et la structure des oreilles."

Voilà pour la partie purement médicale. Concrètement, ces "choux" apparaissent donc à la suite d’un choc. Si n’importe quel joueur peut s'en trouver affublé, ils sont surtout l’apanage des avants car une phase de jeu est particulièrement propice à leur apparition: la mêlée. "Avant de rentrer en mêlée, on est tête contre tête. Nos têtes sont collées à celles des autres joueurs, détaille Ugo Boniface, pilier gauche de l’Union Bordeaux-Bègles (Top 14). Au moment de rentrer, tout dépend de si les oreilles se plient bien ou pas. Si elles ne se plient pas bien, le cartilage pète et elles gonflent".

"Un première ligne sans chou, il n’y en a pas beaucoup"

Mais les trois hommes de devant n'ont pas le monopole du chou. "Les deuxièmes lignes l’ont beaucoup aussi car ils sont entre les deux cuisses des premières lignes, donc ça frotte également. Sur un plaquage ou dans un maul, n’importe quel coup sur l’oreille peut faire un chou." Ugo Boniface, lui, est à gauche dans les mêlées. Conséquence? Seule son oreille droite est touchée. "Donc pour l’instant, je m’en sors bien", se marre le Bordelais.

Cette déformation des oreilles ne présente en règle générale aucun risque pour la santé, sauf dans les cas (très rares) où l’hématome se situe près du conduit auditif. Mais elle n’en reste pas moins très pénible pour le rugbyman. "C’est extrêmement douloureux", confie Fabien Pelous.

"Ça lance dans l’oreille, on sent chaque battement du cœur"

"Mes premiers choux sont arrivés quand j’étais en sport-étude à Toulouse, j’avais 16, 17 ans", se rappelle le recordman de sélections en équipe de France (118).

"On a l’impression qu’elles sont un peu cartonnées"

"Tu le sens bien pendant le match. T’as tout ton cœur qui bat dans l’oreille, confirme Ugo Boniface. Quand tu sors du match, tu ne peux pas toucher ton oreille".

"Tu passes deux, trois jours compliqués"

"Tu ne peux pas dormir sur le côté, pas mettre de casque pour écouter de la musique. Quand ça pète le week-end, tu refais des mêlées la semaine à l’entraînement donc tu retapes toujours dedans. C’est pour ça qu’on n’a jamais vraiment le temps de récupérer d’un chou et que l’oreille reste gonflée." Puis, avec le temps, l’oreille devient presque insensible. "Après avoir été gonflée, l’oreille durcit et tu n’as plus de douleur", continue Ugo Boniface. Une sensation confirmée par Fabien Pelous: "Une fois que l’hématome est fait, il ne se résorbe pas dans l’oreille donc il se durcit. Quand on touche mes oreilles, on a l’impression qu’elles sont un peu cartonnées."

Parfois, lorsque l’hématome est trop imposant ou la douleur trop vive, une intervention chirurgicale peut avoir lieu pour ponctionner le sang. Le deuxième-ligne anglais Dave Attwood, 24 sélections avec le XV de la Rose au compteur, a opté pour une solution plus originale: une sangsue, utilisée pour pomper le sang de l'hématome.

Mais le plus simple reste encore de porter des protections, efficaces pour les choux... mais bien souvent boudées par les rugbymen. "J’ai d’abord essayé de protéger mes oreilles avec différentes techniques, comme des balles de tennis coupées en deux. Ensuite, j’ai essayé les casques quand ces derniers sont arrivés. Mais parfois, je commençais les matchs avec un casque puis je l’enlevais", confie Fabien Pelous. Un inconfort que confirme Ugo Boniface, en souriant.

"En jeunes, j’ai joué avec un casque: ça a duré deux matchs"

"Après, j’ai essayé le bandeau. Je l’ai mis une fois mais je l’avais trop serré et ça m’a ouvert le front sur un contact. Donc maintenant je joue les oreilles à l'air. C’est plus simple, plus confortable."

Les lettres de noblesse du rugby

Plus simple, plus confortable… et également symbolique. Bien que quelque peu disgracieuses, ces oreilles en chou-fleur sont assumées sans problème par les principaux intéressés. "Certains considèrent que les choux-fleurs font partie des lettres de noblesse du rugby, au même titre que le nez cassé", avançait même Nicolas Barizien, ancien médecin fédéral au Centre national du rugby de Marcoussis, auprès de France Info il y a quelques années. Si les rugbymen interrogés par RMC Sport ne vont pas jusqu’à oser cette comparaison avec le nez cassé, la facilité avec laquelle ils répondent sur le sujet prouve qu’il n’y a aucun tabou autour de ces oreilles à l’apparence un peu particulière.

"Si ça m’embête d’un point de vue esthétique? Pas du tout, je vois ça comme une reconnaissance du poste de pilier, tranche Ugo Boniface. Sur le terrain, il n’y a pas beaucoup de joueurs qui ont des oreilles en chou. C’est une petite fierté! Montrer qu’on fait un sport rude. Il n’y a pas beaucoup d’autres sports où on peut se retrouver avec des stigmates comme ça après les matchs.

"C’est presque comme un tatouage"

"Après ma carrière, ça sera toujours une bonne histoire à raconter à ceux qui nous demandent pourquoi on a les oreilles gonflées comme ça. Ça marque une période de la vie où on a fait du rugby à haut niveau. On garde ça comme un symbole", conclut le pilier de l'UBB.

De son côté, Fabien Pelous confie avoir fait la paix avec ses choux-fleurs. "Mes oreilles sont certainement un petit peu disgracieuses mais elles entendent très bien, s’amuse-t-il.

"Je me suis fait ponctionner les oreilles 17 fois"

"À un moment, j’ai arrêté, je me suis dit 'tant pis, ça fera partie de moi'. À la fin de ma carrière, je me suis un peu renseigné pour essayer de me faire opérer et remettre à neuf mes oreilles avec de la chirurgie. Mais ça ne marche pas hyper bien. Maintenant, ça fait partie de moi. Je me suis habitué et je vis avec. Je les assume sans les revendiquer, mais je les assume! Ça fait partie de nous, ça fait partie de notre histoire. Pour moi, ce n'est même plus une question." Et même si les enfants continueront de se la poser, il y verra de toute façon un moyen de leur parler rugby.

Article original publié sur RMC Sport