France-Afrique du Sud 1995: déluge, injustices et politique... récit d’une demi-finale d'anthologie et d'un traumatisme

France-Afrique du Sud 1995: déluge, injustices et politique... récit d’une demi-finale d'anthologie et d'un traumatisme

Ceux qui ont regardé France-Afrique du Sud, demi-finale de la Coupe du monde de rugby 1995, n’ont pas oublié ce 17 juin. Rarement dans l’histoire du rugby un match a atteint un tel sommet d’intensité et de dramaturgie. Ce jour-là, à Durban, il pleut des trombes d’eau. Un déluge qui pousse l’arbitre à repousser à trois reprises le coup d’envoi de la rencontre.

"Tu fais monter la cocotte, tu vas pour entrer et là... l’arbitre dit non", se souvient l’ancien ailier des Bleus Philippe Saint-André, dans l’ancienne émission diffusée sur RMC Sport, le Vestiaire. Le talonneur Jean-Michel Gonzalez n'a rien oublié de ce "samedi apocalyptique et bizarre, ces trombes d'eau et l'entrée de toutes ces mamans noires balayant le terrain avec une raclette". Mauvais présages…

Les Bleus visaient le titre de champion du monde

Cette année-là, les joueurs de Pierre Berbizier sont en mission. Après avoir dominé les meilleures nations du monde, les Bleus, sûrs de leur force et conquérants, visent le titre de champion du monde. Rien d'autre. Le premier de l’histoire du rugby français. Pour atteindre leur rêve, les partenaires du demi de mêlée Fabien Galthié, 26 ans à l'époque, doivent passer l’obstacle sud-africain.

Pour sa première participation à une Coupe du monde pour cause d’apartheid, le pays hôte a aussi son histoire à écrire. Et ce soir-là, au Kings Park de Durban, les planètes s’alignent pour les Springboks, vainqueurs des Bleus 19-15, puis de la compétition une semaine plus tard après leur triomphe en finale contre la Nouvelle-Zélande (15-12, ap).

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Quatre essais refusés aux Tricolores

Pour le XV de France, cette défaite est sans la plus cruelle de son histoire. Pour certains acteurs présents à Durban, c’est même un vrai traumatisme. "La blessure ne se refermera jamais", confie Pierre Berbizier à RMC Sport. L’ancien sélectionneur ne digérera jamais ce revers parce qu’il est associé à un sentiment d’injustice.

Pas moins de quatre essais sont refusés à l’équipe de France, deux à Fabien Galthié, à Emile Ntamack et surtout à Abdelatif Benazzi à la 78e minute de jeu. Une charge terrible qui se transforme en une mêlée à 15 mètres sur décision de l'arbitre gallois Derek Bevan. Un moment qui marque à jamais l’histoire du sport français: "Je pense que je vais me faire un t-shirt où je vais noter "J’ai marqué" pour me balader dans la rue, comme ça les gens ne vont pas me poser la question", sourit l'avant des Bleus.

Après cet essai refusé, la première mêlée est écroulée par les Sud-Africains sans réprimande arbitrale. La deuxième est désaxée, la troisième est enfoncée et Gonzalez se dit "que, à un moment donné, ça va payer", avec un essai de pénalité qui ne vient pas. Sur la quatrième, Fabien Galthié décide d'ouvrir au large sur Thierry Lacroix qui se fait coffrer. Ballon rendu, fin des illusions.

Le vestiaire des Bleus "effondré"

Terrible d’autant que si l’arbitre ne valide pas les essais français, il accorde le seul inscrit par les Boks signé Ruben Kruger alors que celui-ci aurait dû être refusé. Le joueur sud-africain, décédé en 2010, a lui-même avoué quelques années plus tard ne pas avoir aplati le ballon.

Quelques instants après le coup de sifflet final, Pierre Berbizier découvre un vestiaire "effondré". Pour certains trentenaires, l’espoir de brandir une Coupe du monde s’est envolé à jamais. "On avait l’impression que notre jouet était cassé", soupire Saint-André. "Il y a des variables en rugby qu'on ne maîtrise pas: le temps, le rebond d'un ballon et les décisions de l'arbitre. Mais c'est aussi la beauté de ce sport, avec ses petites injustices", résume l'ancien troisième ligne Laurent Cabannes.

Berbizier: "Tout a été fait pour que l’Afrique du Sud gagne"

Les années ont passé et on comprend un peu mieux pourquoi Pierre Berbizier n’a jamais revu ce match. "Ça n’aurait fait que raviver les regrets et le sentiment d’injustice. Aujourd’hui, tout le monde a compris que la dimension politique l’a emporté sur la dimension sportive. Tout a été fait pour que l’Afrique du Sud gagne." Un sentiment renforcé par la montre en or que l’arbitre a reçu comme cadeau de la part de la Fédération sud-africaine lors d’un dîner officiel puis la victoire en finale face à des All Blacks diminués par... une intoxication alimentaire.

"On sait qu’on a été un peu floué, pour ne pas dire plus, sur ce match, commente Emile Ntamack, le père de Romain. Il y a un sentiment d’injustice. On se sent volé, pas récompensé par rapport à nos efforts. Se battre contre 15 sud-africains n’était déjà pas facile mais avec un contexte économique et politique costaud, on avait peu de chance de l’emporter. On se sentait capable d’aller chercher ce titre de champion du monde. Mais ça a pu servir à un pays. Ce superbe président Mandela avec le maillot des Springboks a sacralisé ce qu’était le renouveau économique de l’Afrique du Sud aux yeux du monde entier."

Benazzi: "Quand j'ai vu la finale avec Nelson Mandela..."

Même ressenti pour Abdelatif Benazzi : "Quand j'ai vu la finale avec Nelson Mandela, j’ai essayé de faire passer la pilule avec philosophie, en me disant que ça pouvait arranger les choses dans leur pays puisque ce pays avait été gangrené par la discrimination et la perversité auparavant."

Vingt-huit ans plus tard, les Springboks ont ajouté deux autres titres de champion du monde à leur palmarès (2007, 2019). Les Bleus, eux, sont toujours en quête d’un premier sacre. Dimanche soir au Stade de France, les deux équipes rivales se retrouveront pour une nouvelle confrontation au sommet, en quart de finale cette fois. Mais avec la promesse d’une rencontre aussi intense qu’en 1995 à Durban.

Article original publié sur RMC Sport