"Sound of Freedom" : comment un "navet" sur la pédocriminalité a explosé grâce aux complotistes

C'est l'un des succès surprise du box-office américain qui arrive en France: "Sound of Freedom". L'histoire d'un agent américain qui décide de démanteler presque seul un réseau de pédocriminels en Amérique du Sud. Une fiction échappant presque à ses producteurs, propulsée par une frange complotiste aux États-Unis.

Affiches géantes dans le métro parisien, avant-première médiatique et controverse...  La diffusion en France du film Sound of Freedom ne passe pas inaperçue. Le long-métrage américain, à mi-chemin entre biopic et thriller, arrive officiellement en salles ce mercredi 15 novembre en France.

Le synopsis est simple et adapte -plutôt librement- une histoire vraie. Celle de Tim Ballard, un agent fédéral américain déterminé à démanteler un réseau pédocriminel installé en Amérique du Sud. Cette production modeste au budget de 15 millions de dollars est l'œuvre d'Alejandro Gómez Monteverde, un réalisateur mexicain resté sous les radars pour le grand public avant ce coup d'éclat.

Après être resté plusieurs années dans les tiroirs de Disney sans être diffusé, le programme a finalement été récupéré par une société spécialisée dans les contenus chrétiens, puis proposé au public américain cet été.

184 millions de dollars

Ces débuts difficiles ne laissaient pas présager de la suite. Après sa sortie dans les salles américaines le 4 juillet, c'est l'explosion. Au total, sur le seul marché américain, le film a généré 184 millions de dollars de recettes, selon Box-office Mojo. Une prouesse pour une réalisation indépendante. D'autant plus qu'au cœur de l'été, Sound of Freedom a tenu tête aux deux mastodontes Barbie et Oppenheimer.

Comment expliquer un tel succès pour un film qui récolte à peine 57% d'avis positifs sur le site de critiques Rotten Tomatoes? Le clivage. Aux États-Unis, le film a été relayé par des figures extrêmement puissantes sur les plans médiatiques et politiques.

Le milliardaire Elon Musk a évoqué la diffusion libre et gratuite du film sur X (ex-Twitter), dont il est propriétaire, afin d'en faire la promotion au plus grand nombre. Dans le même temps, l'ancien président des États-Unis Donald Trump a carrément organisé une projection privée du film dans son golf de Bedminster. Dans la liste des convives: des partisans de QAnon, une mouvance conspirationniste d'extrême droite.

Un groupe qui assure que les élites (démocrates) kidnappent des enfants pour les exploiter sexuellement, de manière organisée. Une théorie qui, selon eux, serait cachée par les élites et les médias.

Complotisme ou récupération?

Pour autant, peut-on dire que Sound of Freedom, que nous avons vu, est un film ouvertement complotiste? Non. À plusieurs moments, il est sous-entendu que les officiels américains connaissent l'existence de trafics d'enfants mais ferment délibérément les yeux. Dans une autre scène, il est spécifié que certains enfants kidnappés le sont pour assouvir des besoins d'élites pédocriminelles américaines. Mais ces séquences sont plutôt rares et peu explicites.

Si le film a trouvé un écho dans les sphères complotistes, c'est surtout à travers les thématiques qu'il aborde.

"Le marketing du film a visé les adeptes de QAnon, qui y ont adhéré, et l'acteur principal est un membre important de la communauté", a expliqué Mike Rothschild, journaliste et expert des mouvements conspirationnistes, au média américain NPR.

L'acteur en question est Jim Caviezel, un catholique intégriste revendiqué, connu pour avoir incarné Jésus dans La passion du Christ à la sauce Mel Gibson. Il est aussi et surtout un membre influent de QAnon.

Le comédien a fait part de ses positions dans de nombreuses interviews à des médias conservateurs, ou a dit croire au mythe de l'"adrénochrome" lors d'un événement organisé par le groupe. Une théorie conspirationniste régulièrement déconstruite qui assure que des enfants sont enlevés, torturés et vidés de leur sang pour fabriquer un supposé élixir de jouvence.

Cette idée d'une élite pédocriminelle, voire sataniste, s'en prenant aux enfants est une idée récurrente aux États-Unis, et dans une moindre mesure en Europe, rappelle Julien Giry, chercheur en science politique à l’université de Tours, spécialiste du complotisme.

"QAnon est un mélange de thématiques assez anciennes, la question des réseaux pédosatanistes ou de pédocriminels c'est quelque chose qui existe déjà depuis les années 1980 aux États-Unis", explique-t-il.

L'expert rappelle qu'une culture installée du complotisme existe de l'autre côté de l'Atlantique, depuis la révolution américaine. Ce mouvement, inscrit dans la culture populaire et politique, trouve notamment un "écho auprès d'une partie de la droite évangélique" locale. Un terreau fertile qui peut expliquer l'engouement pour le film et son thème général.

La création échappe au créateur

Aux États-Unis comme en France, il est très périlleux d'estimer le nombre d'adeptes de ces théories. "Jauger l'engouement est très difficile à dire et nécessite beaucoup de prudence", estime-t-il. "Il y a surtout des réseaux des petites communautés hyperactives qui ont l'impression d'être nombreuses sans vraiment l'être."

Des "communautés" qui se sont appuyées sur un système d'achat des billets particulier de "pay it forward", qui permettait d'acheter des tickets pour autrui sous la forme de don.

Cette méthode permet de gonfler l'audience d'une production et peut aussi expliquer le succès financier de Sound of Freedom. Au moins 9,5 millions de tickets auraient ainsi été vendus aux États-Unis, sans qu'on sache combien de personnes sont réellement allées voir le film.

Sur le plan artistique, la réussite est plus floue. Le réalisateur semble embarrassé par le vacarme autour de son œuvre. Alejandro Monteverde expliquait cet été que l'affiliation à des théories complotistes "nuit à son travail", tout en regrettant les multiples sorties de son acteur vedette.

"Beaucoup d'étiquettes ont été mises sur ce film et elles n'étaient pas vraies. (...) Ce film est un phénomène (...) il n'appartient à aucun parti politique", a-t-il expliqué à BFMTV. "À partir du moment où on essaye de le politiser, ça minimise l'importance accordée au sujet."

"Ça détourne l'attention du vrai problème"

Sur le fond, si les défenseurs de Sound of Freedom voient dans le film un message très attendu sur une vérité prétendument cachée, les experts de la pédocriminalité y décèlent surtout un long-métrage surfant sur des fake news, loin du documentaire. Sur ce rapport délicat à la réalité, la production du film a d'ailleurs pris la parole cet été et reconnu des "libertés créatives".

"Environ entre 70 et 80% des violences sexuelles commises sur les enfants viennent du milieu familial", s'agace Laurent Boyet, président et fondateur de l'association Les papillons, qui accompagne des victimes de pédocriminalité.

"Après, le reste ce sont les entraîneurs, c'est dans les églises ou des agresseurs opportunistes", poursuit ce membre de la Commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise). "Et peut-être, dans une proportion infime, un réseau pédocriminel. Et je dis 'peut-être' car je n'en sais rien, car en France je n'en ai jamais vu."

Mettre la lumière sur ces théories d'une élite pédocriminel "détourne du vrai problème", insiste-t-il.

Un public différent en France?

C'est dans tout ce contexte mêlant polémique politique et réussite commerciale que le film arrive dans les salles françaises. Une arrivée légèrement retardée dans l'Hexagone, en raison de longues négociations avec les entreprises de distribution françaises.

Certains conspirationnistes ont un temps assuré -sans aucune base factuelle- que le film avait été interdit en France par la ministre de la Culture Rima Abdul-Malak et ont lancé une pétition réclamant sa sortie. L'arrivée a simplement été ralentie par le succès surprise et l'abondance de candidats à la distribution, environ une quinzaine.

Cette accumulation de controverses aurait cependant rendu frileux les exploitants de salles, regrette Hubert de Torcy, le président de la société Saje Distribution

"On pensait que le film sortirait sur 500 copies, il est rare qu'un film avec un tel succès au box-office américain sorte avec moins de projections. Mais finalement, nous serons en réalité à 214, avec une diffusion très provinciale et un quasi-désert à Paris."

De bons connaisseurs du marché du cinéma interrogés par BFMTV.com estiment plutôt que le nombre réduit de projection découle d'un nombre réduit de spectateurs intéressés. D'une part, le film est considéré comme de série B - "un navet" pour Premiere, "un authentique nanar à l’héroïsme daté" pour Télérama, ou encore "un thriller d'une indécente médiocrité" pour L'Obs. De l'autre, les exploitants ne pensent pas ameuter en France "des foules de supporteurs trumpistes". Contrairement aux États-Unis.

Article original publié sur BFMTV.com

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