Le Saint-Laurent manque d’oxygène. Et l’impact est grand pour les petits animaux qui y vivent
Les eaux du Saint-Laurent s’essoufflent. Et ce manque d’oxygène en profondeur n’est pas sans conséquence pour les organismes qui vivent au fond.
Lire la suite: L’estuaire maritime du Saint-Laurent est à bout de souffle
Mais comment les écosystèmes profonds réagissent-ils à cette désoxygénation ?
Dans un précédent article, nous avons mis en évidence les causes de la diminution de la concentration en oxygène dans les eaux de fond de l’estuaire et du golfe du Saint-Laurent. Ce phénomène, que l’on qualifie d’hypoxie, s’intensifie de plus en plus dans cet environnement. Ici, nous nous penchons sur les impacts de ces faibles teneurs en oxygène sur les organismes vivant au fond de l’estuaire et du golfe du Saint-Laurent et sur le fonctionnement global de cet écosystème.
Cet article fait partie de notre série Le Saint-Laurent en profondeur
Ne manquez pas les nouveaux articles sur ce fleuve mythique, d'une remarquable beauté. Nos experts se penchent sur sa faune, sa flore, son histoire et les enjeux auxquels il fait face. Cette série vous est proposée par La Conversation.
Les fonds marins, un environnement qui grouille de vie
Un grand nombre d’organismes vit tout au fond des océans. Ce sont des organismes benthiques.
Ce groupe de petits animaux comprend notamment des étoiles de mer, des vers, des crustacés et des mollusques. Ils colonisent la surface du sédiment (on parle alors d’épifaune ; « épi » pour « sur » et « faune » pour « animal ») ou creusent dans le sédiment (on parle dans ce cas d’endofaune ; « endo » pour « à l’intérieur »).
Ces organismes sont peu mobiles et ne peuvent pas se déplacer sur de grandes distances.
La bioturbation ou l’art de mélanger le sédiment
Les organismes benthiques ne bougent pas beaucoup, mais ils sont loin d’être inutiles. Au contraire, ils jouent un rôle crucial dans le fonctionnement des écosystèmes benthiques, via la bioturbation.
La bioturbation est un processus qui désigne l’ensemble des activités que les organismes benthiques effectuent sur et dans les sédiments. On peut comparer la bioturbation à ce que font les vers de terre dans nos jardins : ils creusent des terriers, mélangent les grains de sédiment, et injectent de l’eau contenant de l’oxygène dans des zones du sédiment qui en sont dépourvues.
Les organismes benthiques sont donc en quelque sorte les « jardiniers » du fond de l’océan. Et ils contribuent à maintenir un écosystème en bonne santé. En apportant de l’oxygène dans les sédiments, la bioturbation permet à de nombreux organismes de s’y établir, augmente la biodiversité, et favorise la décomposition de la matière organique tout en réduisant la concentration de déchets pouvant être toxiques, tels que les sulfures d’hydrogène.
Oxygène et bioturbation, une relation pas si simple
Il y a une vingtaine d’années, des chercheurs ont utilisé des modèles pour tenter de prédire les conséquences de la désoxygénation sur les écosystèmes du fond du Saint-Laurent. Leur travail a mis en lumière un élément critique pour anticiper les changements futurs : la réponse de la bioturbation à la diminution d’oxygène.
La désoxygénation peut entraîner plusieurs types de réponses dans les écosystèmes. Dans un scénario de réponse linéaire, l’intensité de la bioturbation diminue de manière graduelle et proportionnelle à la diminution de la concentration en oxygène. Dans de tels cas, il est relativement simple de prédire les conséquences, car la relation est prévisible.
Cependant, il existe un autre type de réponse, non linéaire, caractérisée par un effet seuil. Cela signifie qu’il existe un certain point critique, un seuil, où les réponses changent brusquement. Avant ce seuil, les réponses diffèrent de celles observées après. Ces réponses non linéaires sont associées à la mise en place de mécanismes de résistance (ou compensatoires). Ces mécanismes opèrent à l’échelle de l’individu, de la population (ensemble d’individus de la même espèce à un endroit donné) et/ou de la communauté (ensemble de population à un endroit donné). Ils permettent de compenser les effets d’une perturbation, jusqu’à ce qu’ils ne soient plus suffisants. Ce sont ces mécanismes compensatoires qui rendent difficile de prévoir les conséquences d’une perturbation.
Une relation qui n’est pas linéaire
Notre équipe étudie depuis plus de 20 ans la désoxygénation du Saint-Laurent, mais nous n’avions pas encore observé de relation claire entre la bioturbation des communautés d’organismes benthiques et les concentrations d’oxygène.
Une question importante se pose alors : la bioturbation répond-elle linéairement ou non à la diminution d’oxygène ? Est-ce une relation prévisible ?
La récente chute des concentrations d’oxygène dans les eaux de fond du Saint Laurent nous a permis de répondre à cette question en observant pour la première fois un effet seuil. Nous savons maintenant que la relation entre la concentration en oxygène et le fonctionnement des écosystèmes benthiques n’est pas linéaire.
En d’autres termes, ces écosystèmes peuvent résister à la désoxygénation jusqu’à un certain seuil critique, qui est observé à une concentration en oxygène d’environ 60 µM (soit approximativement 20 % de saturation, ou 20 % de ce que la concentration en oxygène dissous devrait être si l’eau était en équilibre avec l’atmosphère). Cette concentration est proche de la valeur à partir de laquelle on parle d’hypoxie. En dessous de ce seuil, les communautés d’organismes benthiques changent, mais, de manière étonnante, sans perte significative de biodiversité.
Par contre, les organismes constituant ces communautés sont beaucoup moins actifs. Ils manquent d’air ! Ils réduisent considérablement leurs déplacements, remontent vers la surface du sédiment et l’intensité de la bioturbation devient pratiquement nulle.
En d’autres termes, dans ces conditions d’hypoxie sévère, les organismes n’ont plus suffisamment d’énergie pour mélanger et irriguer le sédiment.
Quand la bioturbation cesse, que se passe-t-il ?
Ces résultats ont de grandes implications sur le rôle des sédiments sur la santé globale des écosystèmes de l’estuaire et du golfe du Saint-Laurent. En effet, lorsque la bioturbation s’arrête, les sédiments ne sont donc ni mélangés ni irrigués efficacement, ce qui entraîne l’accumulation de déchets toxiques très proche sous la surface du sédiment.
À force de s’accumuler, ces déchets pourraient même se propager jusque dans la colonne d’eau et faire fuir des espèces sensibles, en plus d’accentuer la désoxygénation.
Quand et sous quelles conditions cela se passerait-il ? Il s’agit de la question à laquelle nous devons maintenant répondre.
La désoxygénation des eaux de fond du Saint-Laurent est particulièrement préoccupante, car elle est susceptible d’entraîner des changements dans l’abondance et la distribution des ressources halieutiques – soit les pêcheries. Elle entraînerait donc, indirectement, des effets socio-économiques encore peu évalués.
La version originale de cet article a été publiée sur La Conversation, un site d'actualités à but non lucratif dédié au partage d'idées entre experts universitaires et grand public.
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Gwénaëlle Chaillou a reçu des financements du Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada (CRSNG), des Fonds de Recherche du Québec, des Chaires de Recherche du Canada, et du Gouvernement du Québec (Réseau Québec Maritime, MEIE, MELCCFP). Elle est membre du regroupement inter-institutionnel Québec Océan, de l'ACFAS, de la Geochemical Society et de International Association of Hydrogeologists – Canadian National Committee (IAH-CNC).