"S’ils me tuaient, cela ne changerait rien": quand Navalny évoquait sa mort un mois avant son arrestation
Dans un entretien avec un élu européen en décembre 2020 avant son arrestation, publié ce mercredi 6 mars en exclusivité par Libération et LCI, l'opposant russe Alexeï Navalny, mort en février dernier, revient sur sa tentative d'empoisonnement au Novitchok.
"Il y a d'autres personnes qui sont prêtes à me remplacer." Un mois avant son arrestation, l'opposant russe Alexeï Navalny -mort en détention en février- revient sur la tentative d'empoisonnement au Novitchok dont il a été victime, lors d'un entretien réalisé dans le cadre d'une enquête européenne en décembre 2020.
Un document inédit dévoilé par LCI et Libération ce mercredi 6 mars et transmis par l'élu européen Jacques Maire, alors membre de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe et rapporteur dans l’enquête sur l’empoisonnement.
"Avant, si quelqu’un m’avait dit que Poutine voulait me tuer, j’aurais dit non. Je comprends que je peux être emprisonné, harcelé, ce genre de choses. Mais tuer des gens avec une arme chimique, ça paraît fou. Et si, honnêtement, ce n’était pas les laboratoires qui le disaient, je n’aurais jamais cru que c’était du Novitchok", souligne alors Alexeï Navalny.
Ce militant anti-corruption et fervent opposant de Vladimir Poutine a été empoisonné, en août 2020, alors qu'il voyageait à travers la Sibérie pour dénoncer les agissements des élus de la région, membres du parti politique au pouvoir Russie unie.
"C’était un ordre direct de Poutine"
Lors de cette déposition filmée dans une salle de réunion d'un hôtel, il se demande encore comment a eu lieu son empoisonnement: via son cocktail dégusté au bar de l'hôtel, via sa serviette de bain ou son oreiller?
"C'est la beauté de l'empoisonnement, personne ne peut savoir quand et comment vous avez été empoisonné", affirme-t-il.
"L’empoisonnement, contrairement à l’accident de voiture, laisse beaucoup de place à la spéculation. C’est suspect mais qui sait ce qui s’est passé exactement? Et le deuxième objectif, peut-être le principal, sur le choix de l’empoisonnement: c’est terrifiant. Les gens commencent à avoir peur", déclare Alexeï Navalny.
Avant d'ajouter: "Parce que même si les gens ne m’apprécient pas, ils n’aiment certainement pas le fait qu’il existe un groupe caché de tueurs travaillant à l’intérieur de l’État. Quant à ceux qui appartiennent à l’élite proche de Poutine, ce sont eux les plus terrifiés parce qu’ils comprennent que cela pourrait aussi être utilisé pour les tuer."
Après avoir eu une crise dans l'avion, liée à son empoisonnement, le militant russe a été transféré à Berlin pour être soigné. De là, des toxicologues allemands et français ont confirmé qu'il avait été intoxiqué avec cet agent innervant dont seule la Russie a la recette, le Novitchok.
Alexeï Navalny apprendra plus tard, en décembre 2020, en piégeant un agent du FSB (le service de renseignement russe) responsable de son empoisonnement que le Novitchok avait été placé sur les coutures intérieures d'un slip lui appartenant. Il s'était fait passer pour l’assistant du secrétaire du Conseil de sécurité russe.
"Ils attendaient une occasion, car je voyage toujours accompagné. Difficile de rester discret. C’est plus simple d’empoisonner la nourriture. Mais plusieurs personnes seraient mortes et ce serait compliqué à expliquer avec le diabète, non? Un diabète collectif...", ironise-t-il.
"Vous savez que lors de la conversation téléphonique entre votre président [Маcron] et Poutine, ce dernier a dit que je m’étais empoisonné moi-même", questionne le militant parlant d'un "terrorisme d'état", d'une "opération très dangereuse préparée depuis longtemps".
"J’en suis totalement sûr, c’était un ordre direct de Poutine", déclare-t-il.
"Mes équipes savent opérer sans moi"
Lors de cet entretien avec le député européen, Alexeï Navalny revient également sur la surveillance constante dont il fait l'objet de la part du FSB depuis qu'il a fait part de son intention de briguer la présidence, en 2013.
"Tout d'un coup ils ont commencé à me suivre à chaque voyage", raconte-t-il. "C’est une routine, chaque fois que je vais quelque part, je suis surveillé. C’est une surveillance régulière faite par la police ou par le FSB, avec des personnels locaux, tout le temps quand je suis en déplacement. Et à Moscou aussi. Tout le temps. Mais c’est très facile de les repérer: ils ne font que vous suivre, ces hommes qui font semblant de parler au téléphone."
À la question de Jacques Maire lui demandant s'il pensait être arrêté à son retour de Berlin, il répond: "C'est une question à laquelle je ne préfère pas répondre [...] Ils profèrent sans cesse des menaces, ils ont saisi mon appartement et mes comptes en banque [...]. Est-ce que je serai arrêté à l'aéroport? Ou plus tard? Je n'en ai aucune idée".
L'opposant russe a été arrêté le 17 janvier 2021 quelques minutes après son atterrissage à Moscou et condamné à 19 ans de prison pour "extrémisme". De là, s'en est suivi trois ans de détention jusqu'à son transfert dans une colonie pénitentiaire de l'Arctique où il est mort le 16 février dernier. Une mort dont les circonstances restent obscures et qui a soulevé une vague de condamnations en Occident.
"Un document d’intérêt public pour l’histoire"
Lors de la déposition, l'avocat de formation l'assure: "S'ils me tuaient, cela ne changerait rien, car il y a d’autres personnes qui sont prêtes à me remplacer."
"Mes équipes savent opérer sans moi, je passe beaucoup de temps chaque année en prison, ils sont habitués. Bien sûr, ce serait plus difficile. Ce ne serait pas crucial, l’organisation perdurerait et fonctionnerait, mais ce serait plus compliqué en termes de moral et de motivation", abonde-t-il affirmant que sa cause et lui-même représentent "des millions de citoyens qui ne veulent pas vivre dans un pays où tout le pouvoir est entre les mains d’une seule personne".
Il l'assure: "La moitié des Russes, au moins, souhaite que la Russie soit un pays européen normal mais il (Vladimir Poutine, NDLR) veut tout faire pour étouffer, pour repousser ce genre de pensées ou de mouvements politiques". Si Jacques Maire a décidé de rendre public ce document, c'est parce qu'il estime qu'il s'agit d'un "document d’intérêt public pour l’histoire" explique-t-il à Libération et LCI.
"C'est une façon aussi de rendre hommage [à Navalny]. Parce que tous ceux qui voient cette vidéo, voient cet homme qui sort de l’hôpital, qui vient d’être empoisonné et qui se dit: 'Je repars au combat demain'".
Article original publié sur BFMTV.com
VIDÉO - À Moscou, la tombe de Navalny ensevelie sous les fleurs