"On se retrouve face à un entre-soi accidentel": pourquoi le marché du comics ne fonctionne plus

Sur les terres de la BD franco-belge, le manga prospère tant et si bien que le comics paraît bien à la peine. Fin octobre, Sullivan Rouaud, directeur de collection de Hi Comics, éditeur français des Tortues Ninja et de Scott Pilgrim, alertait sur le réseau social X (ex-Twitter): "Moins de 500 ventes le Top 1 marché Comics cette semaine, vous pensez qu'on peut descendre plus bas ou ça y est, on gratte le fond là?"

Alors que le manga le plus vendu cette semaine-là dépassait les 15.000 exemplaires, l'avenir du comics en France semblait effectivement sombre après des années prospères portées par le miraculeux succès de Walking Dead (5 millions d'exemplaires vendus). Une vision pessimiste de l'état du marché du comics que l'éditeur assume toujours quelques semaines plus tard.

"Je n’ai pas tellement l’impression d’être pessimiste, mais force est de constater que les chiffres sont têtus et que les dynamiques de premières semaines et de nouveautés sont bien pires qu'avant le Covid, et ce n'est malheureusement pas mieux pour le fonds de catalogue", précise-t-il. Clémentine, spin-off de Walking Dead sorti début novembre, s'est vendu à moins de 600 exemplaires en première semaine.

"Au-delà des chiffres, le plus important c’est que les rayons de comics disparaissent dans les Fnac et les Cultura et à moindre mesure chez les libraires spécialisés", poursuit-il. "Un phénomène qui illustre très bien la diminution du lectorat Comics, c’est qu'on se retrouve aujourd’hui face à un entre-soi accidentel."

Une niche même aux États-Unis

Aux États-Unis, terre natale des comics, la situation est similaire, indique le dessinateur américain Joe Kelly, co-auteur de I Kill Giants et Immortal Sergeant (Hi Comics): "Les comics restent un marché de niche même aux États-Unis. Les ventes des best-sellers dépassent rarement les 100.000 exemplaires. Même si les ComicCon cartonnent et que les trucs de nerds qu’on adore sont omniprésents, les comics ne sont pas encore acceptés."

"On a quelques grosses licences qui continuent à être rentables à défaut de cartonner mais la BD indépendante souffre et les nouvelles séries ont du mal à s'implanter", confirme Thierry Mornet, responsable éditorial chez Delcourt. "C'est assez paradoxal: l'offre n'a jamais été aussi variée, prolifique et qualitative en comparaison de ce qu'était le marché il y a une trentaine d'années mais aujourd'hui rien ne s'installe de manière durable."

"On dit toujours que le livre est un secteur refuge. Il l'est jusqu'à ce que la répétition des crises ne l'affecte", précise Nicolas Beaujouan, patron de 404 Comics. "Le marché du livre est en baisse sur tous les secteurs. Le marché des comics, qui a toujours été un marché de niche, et a déjà beaucoup de mal de manière générale à faire découvrir de nouvelles choses aux gens, est le plus touché directement."

Ce marché est aussi fragilisé par l'explosion du coût des licences. "Aussi fou que ça puisse paraître, acheter des comics coûte en moyenne beaucoup plus cher qu’acheter des droits de Manga", révèle Sullivan Rouaud, qui dirige aussi Mangetsu. "Dans les années 2010, et aujourd'hui encore chez certains acteurs du marché, on voit certains titres indépendants coûter plus cher que des séries phares du Shōnen Jump (célèbre magazine de prépublication de mangas, NDLR), on marche sur la tête."

Optimisme

Il y a pourtant des raisons d'être optimiste pour l'avenir, glisse François Hercouët, directeur éditorial d'Urban Comics (Batman, Wonder Woman): "Le comics représentait en 2022 4% du marché de la BD. 4% pour un sous-genre dans un marché aussi dynamique, c'est pas mal!" Et si Casterman et Glénat ont fermé leurs collections de comics, de nouveaux éditeurs se sont lancés depuis la pandémie: 404 Comics en 2021 et Black River en 2022.

Deux maisons issues du même groupe, Editis. "Ça montre la volonté d'un des trois grands groupes d'édition d'avoir une part du marché du comics. C'est bien la preuve que si le comics était vraiment un sous-genre, ils ne s'embêteraient pas à être absolument présents dans ce 'sous-genre'", sourit Sullivan Rouaud. Cette multiplication des acteurs dans un marché dont les parts ne grossissent pas peut inquiéter.

"Il y a de la place pour tout le monde", estime pourtant David Guelou, directeur de collection de Black River. "Il ne faut pas que ça fasse comme dans Highlander", ajoute Nicolas Beaujouan. "Il ne faut pas qu'il n'en reste qu'un. Chaque maison doit avoir une proposition spécifique et originale pour montrer la diversité de la création du comics et de la bande dessinée américaine." Diversité que l'on retrouve notamment dans les catalogues de Bliss et de Komics Initiative avec des œuvres plus inclusives (La Baie de l'Aquicorne) ou des classiques réédités (Love & Rockets).

Sortir des super-héros

L'état du marché du comics est aussi en partie tributaire du problème d'attractivité des récits de super-héros contemporains. "Ces histoires ne sont plus très excitantes", confirme l'auteur américain Jeff Lemire (Sweet Tooth, Black Hammer). "Il y a tellement de super-héros Marvel et DC au cinéma et à la télévision que les gens ne se déplacent même plus dans les librairies puisque c’est partout maintenant."

"Il faut publier des comics qui collent un peu moins à ce que fait Hollywood en matière de films", renchérit David Guelou. "Il faut se concentrer sur d'autres genres que le super-héros, sur une autre façon de penser la narration qui correspond plus aux lectorats modernes."

"Le corollaire est évident: si la qualité n'est pas au rendez-vous, les lecteurs ne viendront pas. Il faut du comics mainstream qui soit fort pour que les gens s'intéressent aux comics de façon globale et qu'il y ait des retombées sur la production indépendante", assure Arnaud Tomasini, rédacteur en chef du site spécialisé Comicsblog, qui a consacré plusieurs enquêtes au sujet.

Certains chiffres encourageants

Malgré l'inventivité du "Black Label", collection de DC destinée à un public adulte, les productions super-héroïques font rarement des miracles hors de l’univers de Batman. Pour un Batman Damned écoulé à 30.000 exemplaires ou un Batman White Knight vendu à 70.000, le récit post-apocalyptique Wonder Woman Dead Earth a atteint les 5.000 ventes et Lonely City, une relecture du mythe de Catwoman, les 6.000.

Certains chiffres du côté des indépendants sont encourageants. Black River a écoulé 3.400 exemplaires d'Une étude en émeraude de Neil Gaiman. 404 Comics a réalisé le meilleur démarrage de son histoire avec Le Dernier jour de Howard Phillips Lovecraft. Une BD sur le tueur en série Ed Gein s'est vendu à 8.000 exemplaires chez Delcourt et le récit d'horreur Nice house on the lake à 20.000 exemplaires chez Urban Comics. Mais ces succès relèvent souvent de l'exception de nos jours.

Proposer des œuvres rares fonctionne. Le catalogue de Delirium, petite structure qui édite The Mask, Judge Dredd et Grand prix d'Angoulême Richard Corben, s'arrache ainsi auprès d'indéfectibles aficionados. "On est sur des ventes à moins de 10.000 exemplaires, mais ce public est très fidèle", confirme son patron Laurent Lerner. "Nos tirages sont souvent en rupture."

Lutte dans les librairies

Pour survivre, les comics doivent entre autres compter sur le soutien des libraires. "Quand je vois un libraire ranger un de mes livres dans le rayon comics, je sais qu’il va tuer le bouquin", assène Laurent Lerner. "Quand il met Vietnam Journal (une fiction historique, NDLR) à côté de Deadpool, je sais que les lecteurs de Deadpool ne vont pas forcément avoir envie de lire Vietnam Journal - et que les lecteurs de BD historiques n’iront pas regarder les comics."

"Le challenge, c'est de sortir la bande dessinée américaine du rayon comics: toucher les bons rayonnages et donc toucher les bons lecteurs", enchaîne l'éditeur. "Je serais très heureux d’être rangé parmi les BD policières à côté de Blacksad", confirme Joe Kelly. "Je ne rangerais pas mes propres BD parmi les BD américaines, à côté de Chris Ware, par exemple. J’adore son travail mais on est très différents l'un de l’autre."

Pas l'image réelle

Selon plusieurs figures du milieu, ce manque de visibilité est amplifié par le fait qu'une partie des ventes n'est pas comptabilisée par le classement de référence GFK. "On a du mal à avoir une image réelle du marché de la BD américaine", indique Nicolas Beaujouan. "Le marché doit être plus aux alentours de 12-14% que les 4% identifiés par GFK."

Les figures de la scène indépendante (Daniel Clowes, Chris Ware) sont rangées en BD tandis que Donald, Mickey et Garfield se retrouvent en jeunesse. "Les 50.000 exemplaires de Moi, ce que j'aime, c'est les monstres sont comptabilisés en BD alors que c'est du comics", se désole François Hercouët. "Voir la BD d'origine américaine formatée en soi-disant roman graphique (me gêne)", déplore Thierry Mornet.

D’autres éléments expliquent cette vision faussée du marché des comics depuis 2019. "Les collections à petit prix de Panini qui se vendaient entre 40.000 et 50.000 exemplaires par tome occupaient systématiquement les tops des classements des meilleures ventes", note Arnaud Tomasini. "Leur disparition fausse aussi un peu la vision que l'on peut avoir du marché actuel et de son évolution."

Une question de cycle

En attendant une amélioration, le marché profite un peu des adaptations de comics. Si The Batman a de petites répercussions sur les ventes des aventures du chevalier noir, un film sur Aquaman, Flash ou encore Shazam n'en a aucune. Mais grâce à leurs adaptations sur Netflix ou Prime Vidéo, des œuvres comme The Boys, Sweet Tooth ou Locke & Key ont pu voir leurs ventes s'envoler. Après la diffusion de la série Netflix, Urban Comics écoulait environ 1.000 exemplaires de Sandman par semaine.

"Espérer que les millions de spectateurs d'un Batman se précipitent dans une librairie est utopique", reconnaît François Hercouët. Mais alors que les usages du lectorat de BD changent, la situation du comic finira par s'inverser, espère-t-il: "Tout est question de cycle. C'est vrai qu'on ne peut pas faire péter des coffrets collectors. Mais j'ai pas mal d'espoir sur les licences DC - notamment avec l'arrivée de James Gunn à la tête de la production des films et des séries."

"Je reste optimiste car je ne sais pas ce que l'avenir peut nous réserver", renchérit Thierry Mornet. "J'espère toujours que la curiosité du lectorat va l'emporter sur des habitudes de consommation." "L'Amérique propose aussi beaucoup de récits de genre et je pense que le lectorat français n'est pas réceptif à tout", insiste Nicolas Beaujouan. "Il y a une réflexion à voir sur ce qu'il peut apprécier ou pas. Ce n'est pas qu'une question de qualité mais aussi de culture."

Pour sortir le comics de son ghetto, certains éditeurs tentent aussi de changer son format et de le proposer dans une taille rappelant le manga ou la BD franco-belge. "Ce travail de popularisation va payer dans les deux prochaines années", assure François Hercouët. Sullivan Rouaud mise plutôt sur la nouvelle génération - notamment Zoe Thorogood, dont il sortira la nouvelle BD début 2024. "Notre métier, c'est avant tout de mettre en avant de nouvelles autrices, de nouveaux auteurs et de nouvelles histoires. Nous sommes là pour proposer des découvertes, c’est la mission première de l’éditeur."

Article original publié sur BFMTV.com