Pourquoi il faut lire "Les Tortues Ninja", le comics punk qui a inspiré les dessins animés
Anciens héros punk presque quadra, les Tortues Ninja sont au centre de la série de comics la plus réjouissante du moment. Leurs aventures lancées par Kevin Eastman et Peter Laird en 1984, en plein âge d'or du punk, et reprises en 2011 par le scénariste Tom Waltz séduisent par leur générosité et leur bienveillance. Fait rare dans le milieu des comics, elles réconcilient fans de la première heure et nouveaux venus.
Malgré le succès international de la licence, et le déluge d'œuvres et de produits dérivés (on compte une douzaine de séries et films en prise de vues réelles et d'animation), Les Tortues Ninja a su conserver les valeurs de ses débuts, comme "le droit à la différence, le droit à l’originalité et la solidarité", énumère Sullivan Rouaud, éditeur de la licence chez HiComics. "C’est une série qui m’a fait comprendre que des caractères hétéroclites pouvaient être complémentaires. C’est un des coups de génie de la formation de cette équipe."
La saga des Tortues Ninja débute un soir de novembre 1983. Le scénariste Kevin Eastman et le dessinateur Peter Laird imaginent un pastiche punk de Daredevil, alors le comics le plus révolutionnaire du moment grâce aux inventions visuelles de Frank Miller et Klaus Janson. Eastman et Laird choisissent de remplacer l'avocat aveugle Matt Murdock par des combattants ninjas à l'apparence de tortues. Et puisque le super-héros de Marvel affronte le clan de La Main, les Tortues Ninja se frotteront de leur côté au clan des Foot ("pieds" en français)!
Tortues agiles
Le premier tome des Teenage Mutant Ninja Turtles sort le 5 mai 1984. Le succès est immédiat. Le titre surprend par son habileté à transcender sa référence à Daredevil en proposant une histoire à l'univers très immersif: "graphiquement, ils ont très bien reproduit les codes de New York et du quartier de Hell's Kitchen, en y ajoutant une couche supplémentaire avec les égoûts", précise Sullivan Rouaud.
L'autre idée, qui fait mouche immédiatement, est celle de faire de ces tortues des êtres extrêmement agiles. Un contre-emploi proche de l'esprit du mouvement punk, poursuit le spécialiste: "C’est un truc que pas mal de punks ont à cœur: montrer que ce n’est pas parce que tu es punk que tu es débile, que ce n’est pas parce que tu es punk que tu es forcément dans la destruction." L'autre élément dissonant qui fonctionne d'emblée est de nommer les quatre tortues d'après des peintres italiens de la Renaissance: Leonardo, Donatello, Michelangelo et Raphaelo.
Comics au départ sombre et violent, Les Tortues Ninja devient rapidement une série animée destinée à la jeunesse à la fin des années 1980, à une époque où le merchandising prend son envol. "Derrière la couche de punk, il y a une évidence pour n’importe quel producteur: Les Tortues Ninja véhicule des valeurs universelles. Il suffit d'enlever le sang et les insultes de leurs histoires et on s'en rend compte de façon évidente que c’est fait pour des enfants: il y a des animaux, de l’action, New York, des extra-terrestres et des ninjas!", s'exclame Sullivan Rouaud.
"En faire une œuvre sacrée pour les jeunes"
Les auteurs successifs de la licence, malgré leurs sensibilités différentes, n'ont jamais dénaturé sa philosophie. Le scénariste Tom Waltz et le dessinateur Mateus Santolouco, artistes phares de la franchise, "s’accrochent à leurs souvenirs d’enfance. Ils veulent produire une œuvre sacrée pour les jeunes d’aujourd’hui qui soit aussi lisible pour leurs parents", commente Sullivan Rouaud, avant d'ajouter:
"Pour moi, c’est la grande force des Tortues. Elles peuvent encore être là dans 50 ans. Les Tortues Ninja a réussi là où Power Rangers, par exemple, a échoué. Power Rangers reste engoncé dans son image de sentaï [nom qui désigne les séries de super-héros japonais, comme, Ultraman, NDLR] un peu régressive. Les Tortues, c'est resté cool, avec des archétypes auxquels on s'identifie très fortement. C'est la licence qui réconcilie tout le monde et j’en souffre paradoxalement, car il faut se battre pour l’imposer en France."
Il s'agit pourtant d'un des comics les plus faciles d'accès, déplore Sullivan Rouaud: "C’est extrêmement bien écrit par Tom Waltz et c’est extrêmement bien dessiné tour à tour par Mateus Santolouco, Andy Kuhn, Dave Watcher et Sophie Campbell, qui a repris la série depuis 2019. C'est hyper énergétique. C’est une dose de dopamine, les Tortues!"
Version définitive
Artiste le plus présent sur la série, le brésilien Mateus Santolouco a beaucoup contribué à en faire ce qu'elle est devenue aujourd'hui. "Il a un style mainstream, fait pour être compris et lu par tous. Mateus est un dessinateur brésilien, qui a grandi avec des mangas. Au Brésil, la culture japonaise est très présente. Son style est très dynamique et très décomplexé façon manga, déplacé dans un contexte comics, avec un scénario qui fait vraiment la part belle à ses qualités de dessinateur."
Il a su imposer sa marque sur ces personnages mythiques: "Il leur a créé des différences. Avant, elles étaient jumelles. Il n’y avait que leur bandeau qui les différenciait (seulement à partir de la série animée, parce qu'avant, tous les bandeaux étaient rouges). Avec Mateus, Raphaelo a un torse plus développé que les autres, Leonardo est un peu plus allongé, Mikey a un aspect plus adolescent et Donatello un peu plus courbé, ce qui va avec son rôle d’ingénieur de l’équipe." En quelques années, Mateus Santolouco a imposé ce qui est pour Sullivan Rouaud la version définitive des Tortues:
"Mateus et les autres n’ont pas eu peur de changer des codes qui étaient pris pour acquis", analyse l'éditeur. "Quand j’étais gamin, je ne comprenais pas trop si elles étaient des réincarnations de samouraïs du Japon féodal ou juste des tortues mutantes. Avec ces comics, on reprend toute l'histoire de leurs origines et on retrouve tous les grands codes de la série: elle peut se dérouler n'importe où, à n'importe quelle époque, ils peuvent affronter Shredder, un méchant samouraï, comme Krang, un alien venu de l’espace..."
Des fans très impliqués
Les fans de Tortues Ninja sont à l'image de leurs héros de papier: "C'est la famille la plus bienveillante du monde des comics. Tout ce que les tortues embarquent comme bonnes valeurs se retrouve dans sa fanbase", résume Sullivan Rouaud. "Il y a beaucoup d’échanges. Nos bouquins sont achetés par des collectionneurs américains, avec l'aide des fans français." Parmi eux, figure notamment Bastien Vivès (Lastman, Polina). Une telle entraide dans le milieu de la BD est rare - et rend d'autant plus amer le succès modéré de la licence en librairie.
Pour l'heure, malgré ses indéniables qualités et son attachante galerie de personnages, qui permet un renouvellement régulier des intrigues, comme chez Marvel, la BD n'a pas encore rencontré en France le même succès qu'aux Etats-Unis: "Cet engouement ne se traduit pas encore en chiffres, mais ceux qui sont investis ne font pas semblant de l’être. Ils essayent vraiment de prêcher la bonne parole. J’ai bon espoir qu’un jour, on arrête de perdre de l’argent en publiant Les Tortues Ninja."
Pour découvrir cet univers, son éditeur conseille quelques titres. En particulier les deux tomes de La Chute de New York, épique affrontement entre les Tortues et Shredder, et sa suite, Northampton, qui en examine les conséquences psychologiques sur les personnages: "C’est un très bon moyen de se rendre compte de la richesse et de la pluralité de tons de la série", indique Sullivan Rouaud, avant de conseiller d'économiser pour Shredder is hell, un album écrit et dessiné par Mateus Santolouco dont la parution est prévue en 2022: "C'est une claque graphique où Mateus va très loin dans son art. Il a été touché par la grâce sur ce titre."
Les Tortues Ninja, Tom Waltz (scénario), Mateus Santolouco, Andy Kuhn, Dave Watcher et Sophie Campbell (dessin), HiComics, 15,90 euros. 13 tomes disponibles.
Les Tortues Ninja Classics, Kevin Eastman (scénario) et Peter Laird (dessin), HiComics, 39,90 euros. Deux tomes disponibles.