Ces reines (et ces rois) qui trônent sur le roman anglais

Qu'on lui coupe la tête (1907), illustration de Charles Robinson pour Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll. <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Reine_de_c%C5%93ur_%28Alice_au_pays_des_merveilles%29#/media/Fichier:Alice's_Adventures_in_Wonderland_-_Carroll,_Robinson_-_S008_-_'Off_with_her_head!'.jpg" rel="nofollow noopener" target="_blank" data-ylk="slk:Wikipédia;elm:context_link;itc:0;sec:content-canvas" class="link ">Wikipédia</a>

Dans quelques jours, le 19 septembre prochain, le cortège funéraire portant le cercueil d’Elizabeth II cheminera à travers les rues de Londres, avant de gagner la dernière demeure de feu la reine, à Windsor. On ne le sait pas, mais la scène a déjà été vécue, déjà écrite surtout. En 1823. Par un certain Thomas de Quincey, l’auteur des Confessions d’un mangeur d’opium anglais. Son évocation commence ainsi :

« S’il a jamais été présent dans une vaste métropole le jour où quelque grande idole nationale était menée en pompe funèbre à sa tombe, et s’il est arrivé que, marchant près de l’itinéraire suivi par elle, il ait senti puissamment, dans le silence et la désertion des rues et la stagnation de toute affaire courante, le profond intérêt qui, à ce moment-là, possède le cœur de l’homme […] »

C’était à l’occasion des funérailles de la Princesse Charlotte Augusta, fille du Prince régent, le futur George IV, morte en couches en 1817, à l’âge de 21 ans. L’affliction à Londres avait été considérable, et Lord Byron, autre témoin capital, l’avait également rapportée au chant IV de son poème autobiographique, « Childe Harold ».

Matériau romanesque

D’une « idolâtrie », l’autre. En dépit de ce qui rapproche le deuil « national » d’hier de celui d’aujourd’hui, nous sommes loin, avec De Quincey, de nos séries télévisées (Royals, The Crown…) et de leur scénarisation addictive. Loin des deux modalités quasi obligées du discours contemporain autour de la famille royale, lequel a décidément du mal à échapper aux séductions (tentaculaires) du storytelling, d’un côté, du conte de fées de l’autre. Implacable machine à raconter, la « Firme » royale arraisonne cyniquement les carrosses (en feignant d’oublier qu’ils peuvent à tout moment redevenir citrouilles). Sans voir qu’à force d’exploiter jusqu’à plus soif, par marketing et « infodivertissement » interposés, l’exceptionnel matériau romanesque que la dynastie des Windsor génère à son corps défendant, elle va tuer la poule aux œufs d’or.

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Vendre du rêve, tel n’est a priori pas le job des hommes et femmes de lettres, outre-Manche. C’est même souvent sans révérence particulière qu’ils « regardent » la royauté en face. « A dog may look at a king » (« Un chien regarde bien un roi » ; là où le français traduit par « Un chien regarde bien un évêque »), entend-on dire en Grande-Bretagne, au moins depuis 1563. Il faut dire que, depuis ses lointaines origines, la royauté britannique abreuve dramaturges et poètes d’intrigues et de décorum, de guerres de succession et de « villains » d’exception.


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William Shakespeare leur doit ses history plays, il est vrai non exemptes de visées propagandistes, et son personnage de Richard III, monstre de séduction ; Edmund Spenser, son long poème épico-patriotique, « The Faerie Queene » (1590), empreint de l’imagerie chrétienne et martiale portée par Elizabeth 1re d’Angleterre. Tard-venus, se défiant du snobisme fustigé par W.M. Thackeray dans son influent Book of Snobs (1848), les romanciers finiront, au fil du temps et de l’évolution de la monarchie moderne, par prendre leurs désirs pour des réalités. En cherchant à détourner rois et reines fictifs de leurs engagements officiels. Pour mieux les entraîner sur leur terrain à eux, écrivains : celui des livres, de la lecture. Et de la possibilité de devenir auteur/autrice de sa vie, en laissant derrière soi le protocole.

Un prétexte à la satire

Avec Les Voyages de Gulliver (1721), Jonathan Swift ne fait pas que parodier la littérature de voyage, si populaire en son temps. Il fait œuvre d’imagination, d’une part, et d’autre part il endosse le costume du satiriste, doublé d’un politiste qui connaît ses théories sur le bout des doigts. En toute partialité, Swift convoque sur le ring deux figures royales, pour un affrontement sans merci.

A sa droite, le roi de Lilliput, minuscule et risible incarnation de la monarchie absolue. A sa gauche, le grand roi (au moins par la taille) de Brobdingnag, son exacte antithèse. Le premier surveille et punit, se mêle de tout et de rien, et n’a que la guerre en tête. Le second, pacifique, a priori tempéré, s’informe auprès de Gulliver sur la conduite des affaires en Europe, et tout particulièrement en Angleterre. Il perdra cependant son calme en apprenant l’usage qui y est fait de la poudre et des canons, et de l’universelle destruction qui en découle. Tout comme il s’offusquera de la corruption et de l’iniquité qui, à en croire Gulliver, mais ce dernier est-il un observateur fiable ? gangrènent la société britannique. Au miroir déformant de la fiction, la frontière se brouille entre royautés proches et royautés lointaines, couronnes réelles et couronnes imaginaires.

Avec Lewis Carroll, on assiste à un retour en force de l’absolutisme royal, qui n’est pourtant qu’un lointain souvenir, en 1865, lorsque paraît Alice au pays des merveilles. Dans ce texte qui baigne dans la fantaisie la plus débridée, c’est paradoxalement une figure de reine qui incarne le principe de réalité. La carte représentant la « Reine de Cœur » s’y montre sans cœur, ordonnant à tout bout de champ qu’on procède à des exécutions capitales. Sur la base de jugements arbitraires, cela va sans dire. « Qu’on lui/leur coupe la tête ! » est l’expression récurrente dans sa bouche.

Les contemporains de Carroll prirent un malin plaisir à lui trouver des traits de caractère possiblement empruntés à la reine Victoria, pour ne pas la nommer. Il faut dire qu’elle est l’omniprésente souveraine du temps présent, et cela ne saurait échapper, même au plus distrait des mathématiciens d’Oxford ! On peut sans doute expliquer par la misogynie l’invention d’une figure aussi grossièrement « genrée », à l’autoritarisme autant hystérique qu’inefficace, dès lors que ses ordres ne sont jamais mis à exécution, et qu’elle ne fait même pas peur à ses valets. Ce serait oublier, toutefois, que c’est à une petite fille, et non à un garçonnet, que revient le soin de faire s’écrouler le château de cartes, d’un revers de la main. La reine est nue, donc, objet par ailleurs de plus d’un fantasme…

Revisiter l’histoire

C’est en 1814 que paraît Waverley, sans mention d’auteur. Le récit revient, plus de soixante ans après les faits, sur le soulèvement jacobite de 1745, après l’échec du premier, en 1715. Il s’agit de la dernière tentative des partisans des partisans des Stuarts pour renverser le roi George II de Hanovre, et rétablir sur le trône d’Angleterre et d’Écosse leur « Prétendant ». Rien de tel qu’un roi, qu’un prétendant au trône en tout cas, pour consolider un genre encore balbutiant, pour insuffler au nouveau genre fictionnel (novel, en anglais) la noblesse, le prestige, qui lui manquaient. Le jeune et bouillant Bonnie Prince Charlie (Charles Edward Stuart) illumine ainsi de sa présence quelques pages du roman, mais elles sont rares.

Si « élévation » il devait y avoir, dans l’esprit de Walter Scott, poète devenu romancier, et dont l’influence sur le roman européen sera considérable, celle-ci devait passer par une grandeur de silhouette, de préférence à une grandeur de plein exercice. Son idéologie whig s’accommodant de la doctrine de la monarchie constitutionnelle, Scott fait du roman historique le fruit d’un compromis entre l’imagination cavalière, qui finit écrasée à la bataille de Culloden (jamais nommée dans le roman), et un pragmatisme petit-bourgeois, plutôt terre-à-terre. Quitte à ce que le panache de la royauté y perde une bonne part de son éclat…

Un siècle plus tard, l’histoire se fait uchronique et/ou dystopique avec H. H. Munro (dit Saki). Paru en 1913, Quand Guillaume vint, Portrait de Londres sous les Hohenzollern, imagine l’invasion de l’Angleterre par les « Boches », au terme d’une campagne éclair. Contraint de vider les lieux, le roi prend la route de l’exil : ce sera l’Inde et Delhi. Le Kaiser allemand, lui, s’empare du trône avec gourmandise, tandis que les sujets de son ex-Majesté collaborent, peu ou prou, dans un royaume sous occupation teutonne. Au reste, les mauvaises langues, et il n’en manquera pas, ne se priveront pas de fustiger les origines germaniques de la dynastie des Windsor, anciennement Maison de Saxe-Coburg et Gotha.

En amont cette fois de la deuxième guerre mondiale, un procès sera d’ailleurs instruit contre certains aristocrates, proches de la cour royale, accusés d’intelligence avec l’ennemi nazi, ce qu’un roman comme Les Vestiges du jour (1989), de Kazuo Ishiguro, rappelle encore, fût-ce discrètement.

Inventer d’autres destins aux figures royales

Devant l’image partout répandue d’une reine entièrement consacrée à son devoir, de longues décennies durant, les romanciers, c’est plus fort qu’eux, se prennent à douter. Et de se livrer à leur sport favori : la spéculation, l’invention d’une contre-réalité, tout à la fois fictive et plus « vraie » que ce que les faits donnent à voir. Une reine d’apparence lisse et institutionnellement mutique ne peut pas, en son for intérieur, être que cela. A charge pour les romanciers de traquer sa part d’ombre, de pointer la faille dans la cuirasse. Après tout, il se dit bien que, pour se consoler du chagrin consécutif à la mort de son époux, c’est la reine Victoria qui aurait rédigé Alice au pays des merveilles, en lieu et place de son auteur « officiel », Lewis Carroll ! Le bobard est avéré, mais sur le Net, légendes et complots ont la vie dure.

En 1992, cinq ans avant la mort de Lady Di, la romancière Sue Townsend bouleverse de fond en comble le casting monarchique. La Reine et moi se place dans l’hypothèse farfelue selon laquelle, aux élections législatives de la même année, le parti républicain remporte tous les suffrages. Dans la foulée, le nouveau Premier ministre fait voter l’abolition de la royauté, et contraint les « royaux » à troquer le palais de Buckingham contre l’équivalent d’une HLM dans un quartier populaire. Le prince Charles s’y découvre une passion pour le jardinage, mais le duc d’Edimbourg, lui, refuse de se raser et de quitter son lit. Quant à Diana, elle pleure sa Mercedes confisquée et se plaint du manque de place pour loger sa princière garde-robe. La reine mère dilapide son argent aux courses… Il n’y a, au final, que Mrs Windsor, ex-Elizabeth II, pour s’accommoder de son nouveau statut de roturière, opposant même un refus ferme quoique poli à ceux qui lui parlent de revenir au pouvoir. C’est drôle, mais si tout cela n’était qu’un rêve, mauvais ou bon, en fonction des opinions de chacun ?

En 2007, le très caustique Alan Bennett, ancien professeur d’histoire médiévale devenu acteur et dramaturge, fait paraître The Uncommon Reader (traduit en français par La Reine des lectrices). Sous un titre démarqué du Common Reader, recueil d’essais rédigés par Virginia Woolf, Bennett imagine une reine découvrant, par le plus grand des hasards la littérature et les livres. Et s’entichant de la lecture, au point de se détourner des affaires de l’État, auxquelles elle cesse de trouver le moindre intérêt. Elle finira même par abdiquer, à la dernière page du livre. Plaisamment métafictive, la parabole de Bennett est un vibrant plaidoyer pour la lecture.

Politiquement, le récit dit quelque chose de la démocratie littéraire : les livres vous regardent, confie la reine à son journal de bord, et ils n’ont que faire de votre identité, de votre statut social. Reine ou paysanne, c’est tout comme, de leur point de vue. En retour, ils changent votre horizon d’attente, ouvrent des portes qu’on pensait à jamais closes. Il faut donc imaginer la reine heureuse… de ne plus l’être ! Dans la même veine, mais avec moins d’appétence pour l’ironie, William Kuhn signe en 2012 Mrs Queen Takes the Train (non traduit) : Elizabeth s’ennuie tellement dans l’exercice de ses fonctions qu’elle choisit la fuite, direction les champs de courses, la passion de sa vie, et le port d’attache du Queen Mary, l’ancien paquebot de la famille royale. En lui faisant prendre le train, en lui offrant, dans le contexte cette fois des Jeux Olympiques de Londres, l’occasion de sauter en parachute (pour de faux) au bras de James Bond, la littérature en liberté émancipe la royauté. A elle de ne pas rater le coche…

L’esprit de royauté

On finira comme on avait commencé – dans les rues de la capitale londonienne. Une explosion retentit. Il pourrait s’agir d’une détonation occasionnée par l’éclatement d’un pneu, ou d’un gaz d’échappement. Voire, honni soit qui mal y pense, d’un vent (!) échappé d’une auguste paire de fesses. Une limousine vient de s’arrêter le long d’un trottoir de Bond Street, suscitant un grand émoi. A son bord, à peine entrevu, un grand de ce monde.S’agit-il de la reine (Mary reine consort), du Premier Ministre (Stanley Baldwin) surpris en train de faire leurs courses ?  L’incertitude est totale et les spéculations vont bon train. Dans le sillage de la grandeur masquée qui passe à portée de main du commun des mortels, s’exhale « un souffle de vénération ». Et la séquence de s’achever comme se clôt la rencontre avec le Chat du Cheshire, dans Alice au pays des Merveilles. Par un lent effacement du visage (et du sourire) de la Reine. Laquelle ne disparaît que pour mieux se graver dans les mémoires, individuelles et collectives.


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Rien de tel qu’un roman (moderniste) pour retenir dans ses filets une matière aussi radioactive. Ce roman, c’est Mrs Dalloway (1925), de Virginia Woolf. Ce quelque chose d’imperceptible dans l’air, c’est l’esprit de royauté, comme on parle d’esprit-de-vin. Mais le roman ne saurait être courtisan. Tout en recueillant la précieuse part des anges, à savoir cette composante de l’« aura » royale qui peut s’apparenter à une mystique, Woolf s’emploie à saper l’ordre patriarcal. En effet, par ses valeurs de fluidité flottant au sein d’un « courant de conscience », la matière royale en mouvement s’affranchit de tout ce qui pèse et en impose, à commencer par la gravité qui fait de nous des « sujets » par trop assujettis.

Régnant sans gouverner, les rois et reines made in England ont ceci de grand qu’ils trônent, oui, mais in abstentia.

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