Qu'est-ce que la "diplomatie de l'otage" pratiquée par l'Iran?

Ils sont enseignants, chercheur, voyageurs en sac à dos. Cinq Français sont actuellement détenus en Iran, accusés notamment d'avoir voulu espionner le pays. La ministre française des Affaires étrangères a annoncé ce chiffre mardi sur France Inter, il s'agit d'une détention supplémentaire par rapport aux quatre connues jusque-là.

Ces quatres personnes sont Fariba Adelkhah, chercheuse à Sciences Po et arrêtée en juin 2019, Benjamin Brière, arrêté en mai 2020 pendant un séjour touristique et Cécile Kohler et Jacques Paris, respectivement professeure de français et retraité de l'Éducation nationale, selon un communiqué de leurs familles, et arrêtés en mai 2022. L'identité de la cinquième personne n'est pas encore publique, mais il s'agit d'un Français qui était "de passage à Téhéran", la capitale du pays, a déclaré à BFMTV.com le ministère des Affaires étrangères.

Ce même ministère a même parlé la semaine dernière d'"otages d'État" pour qualifier la situation de Cécile Kohler et Jacques Paris. Il réagissait à la diffusion la semaine dernière d'une vidéo "d'aveux" d'espionnage des deux Français à la télévision iranienne. En janvier, Jean-Yves le Drian, alors ministre des Affaires étrangères, avait déjà employé le terme d'"otage" concernant les Français emprisonnés en Iran.

Des échanges de prisonniers

L'expression est utilisée par les médias et les ONG depuis plusieurs années pour évoquer la manière dont l'Iran utilise des prisonniers occidentaux, détenus pour des raisons arbitraires, pour obtenir gain de cause sur certains dossiers. En 2020 par exemple, la France a échangé l'ingénieur iranien détenu dans l'hexagone Jalal Rohollahnejad contre le chercheur Roland Marchal, arrêté alors qu'il rejoignait Fariba Adelkhah en Iran.

Roland Marchal a passé 9 mois emprisonné en Iran, accusé d'espionnage notamment. Lorsqu'on est dans une telle situation "on ressent la puissance de l'arbitraire, le fait de n'être rien", raconte-t-il à BFMTV.com.

"Aucune réponse à leurs questions n'est suffisante. C'est à vous de prouver que vous êtes innocent et pas l'inverse", relate le chercheur spécialiste de l'Afrique sub-saharienne.

Il décrit un système dans lequel n'importe quelle ficelle est tirée jusqu'au bout, le simple fait pour lui de travailler à Sciences Po, qui reçoit des subventions publiques, faisant par exemple de lui quelqu'un proche de de l'État et donc des services de renseignement. Il disposait lors de sa détention d'un avocat iranien, avec qui les entrevues étaient rarement acceptées. Lorsqu'il pouvait le voir, il leur était impossible de discuter du fond de l'affaire. Roland Marchal n'a d'ailleurs pas eu accès à son dossier d'instruction.

Les conditions de détention sont également difficiles: le Français vivait dans un espace étroit, filmé 24 heures sur 24, avec peu de lumière et un accès aux livres restreints. "J'ai très mal vécu ma détention, je suis devenu claustrophobique", décrit-il. Le chercheur n'a pu appeler sa famille que trois fois en neuf mois.

Roland Marchal a finalement été libéré le 20 mars 2020, à la faveur d'un échange de prisonniers avec la France. La France a remis à l'Iran Jalal Rohollahnejad, arrêté en 2019 à Nice en vue d'une extradition vers les États-Unis. Il était accusé d'avoir violé les sanctions américaines infligées à l'Iran.

Une stratégie datant des années 1980

Cette stratégie de prise d'otages occidentaux n'est pas nouvelle, elle fait même "partie de l'identité du régime", selon Clément Therme, chargé de cours à l'université Paul Valéry de Montpellier et spécialiste de la politique extérieure de l'Iran. Il cite ainsi la prise d'otage de l'ambassade américaine à Téhéran. Cette crise a duré de novembre 1979 à janvier 1981: durant plus d'un an, 52 Américains ont été retenus en otage par des étudiants iraniens. Ils ont été libérés après un allègement des sanctions américaines contre l'Iran.

Cette diplomatie des otages "fait partie de la réponse asymétrique" de l'Iran, explique Clément Therme: il s'agit pour le pays de "combattre la puissance des Etats-Unis sans causer une guerre totale".

En 2020, l'ONG Human Rights Watch documentait 14 cas de binationaux ou d'étrangers arrêtés en Iran depuis 2014 et estimait que le nombre exact de personnes détenues était "très probablement bien plus élevé". "Dans de nombreux cas, les tribunaux les ont accusés de coopérer avec un "État hostile" sans révéler de preuves", écrivait l'ONG. En octobre 2022, ils sont "au moins 20", selon le Centre pour les droits humains en Iran, une ONG américaine.

"Le gouvernement iranien ne reconnaît pas la double nationalité et a refusé à la grande majorité de ces détenus l'accès aux services consulaires", explique-t-elle.

Concernant les otages français actuels, Roland Marchal comme Clément Therme estiment qu'il s'agit avant tout d'un enjeu de politique interne pour le régime iranien, d'affichage de son opposition aux pays européens. L'Iran connaît d'importantes manifestations depuis plus de trois semaines, depuis que Mahsa Amini, une jeune Iranienne, est décédée mi-septembre après son arrestation par la police pour avoir, selon elle, enfreint le code vestimentaire strict de la République islamique, prévoyant notamment le port du voile pour les femmes. Le guide suprême de la République islamique Ali Khamenei, a accusé début octobre les Etats-Unis, Israël et leurs "agents" d'avoir fomenté le mouvement de contestation.

Les prisonniers occidentaux pourraient aussi être utilisés comme leviers dans d'autres dossiers, comme les négociations entourant l'accord sur le nucléaire iranien ou un nouvel échange de prisonniers.

Des négociations en cours?

Parmi les prisonniers français actuels, deux ont été condamnés par la justice iranienne. Fariba Adelkhah a été condamnée en mai 2020 à cinq ans de prison pour "collusion en vue d’attenter à la sûreté nationale" et "propagande contre le système" politique de la République islamique.

Benjamin Brière a été condamné à huit ans et huit mois de prison pour espionnage, une peine confirmée en appel en juin. "La peine annoncée est la vitrine d'une parodie de procès", explique sa soeur, Blandine Brière, à BFMTV.com.

"Cela se joue au niveau politique, ce n'est pas une peine réelle pour nous. Nous n'avons jamais eu les preuves de sa culpabibilité, ni son dossier", poursuit-elle, résignée.

Ayant vu combien d'autres Occidentaux avaient eu une histoire similaire à celle de son frère, elle sait que se libération "ne se joue pas dans un tribunal".

La famille de Benjamin Brière est en contact avec le Quai d'Orsay et assure que le ministère agit pour sa libération, mais "après deux ans et demi d'emprisonnement pour un touriste qui n'a rien fait, ce n'est pas suffisant", estime Blandine Brière.

Même son de cloche du côté de Roland Marchal: "Fariba est toujours en prison, évidemment je suis amer mais je n'ai pas tous les éléments donc je n'ai pas d'avis fondé" sur l'avancée des négociations diplomatiques. Contacté, le ministère n'a pas commenté l'état des discussions avec l'Iran. Il a invité le 7 octobre les ressortissants français de passage en Iran à "quitter le pays, dans les plus brefs délais, compte tenu des risques de détention arbitraire auxquels ils s’exposent".

Article original publié sur BFMTV.com