"Ils prennent la marée": les interpellations massives virent au casse-tête pour la police et la justice

"Ils prennent la marée": les interpellations massives virent au casse-tête pour la police et la justice

La mort de Nahel, un jeune de 17 ans tué par un tir policier à Nanterre, a mis le feu à la France. Voitures brûlées, mobiliers urbains saccagés, bâtiments publics incendiés, commissariats attaqués et même élus pris pour cible, chaque matin, l'heure est au bilan. Et le chiffre le plus scruté est peut-être celui des interpellations.

31 dans la nuit de mardi à mercredi, quelques heures après le décès de Nahel, 207 la nuit suivante, 815 celle d'après, 1311 dans la nuit de vendredi à samedi - le point d'orgue depuis une semaine - puis 773 dans la nuit du samedi au dimanche et enfin 157 la nuit dernière, une soirée plus calme, de l'aveu même des autorités.

Autant d'interpellations qu'en 2005

En cinq jours, les policiers et gendarmes ont procédé à 3354 interpellations, soit autant que pendant les émeutes de 2005, selon les chiffres officiels publiés à l'époque. Ces violences avaient duré trois semaines après la mort de deux jeunes Zyad et Bouna en cherchant à fuir un contrôle policier.

Comment expliquer cet écart? Ce nombre d'interpellations s'explique, selon une source policière, par le nombre de forces de l'ordre déployées. Depuis trois nuits, ce sont 45.000 policiers et gendarmes qui sont mobilisés sur le terrain. Ce lundi, le président de la République a demandé le maintien de cette présence policière "massive".

Pour un policier, contacté par BFMTV.com, ces chiffres sont aussi l'illustration de "la judiciarisation du maintien de l'ordre" depuis plusieurs années. "C'est un mode opératoire des pouvoirs publics pour appréhender le plus en amont, note l'avocat Vincent Brengarth. Il y a eu une évolution du discours gouvernemental qui renoue avec une approche répressive."

Pour l'avocat, cela présente un "double avantage" pour les autorités avec "une logique préventive visant à éviter les troubles" et un affichage des chiffres qui peut avoir "une finalité dissuasive".

Engorgement des commissariats

Ces interpellations en nombre présentent aussi un double inconvénient. "Les services d'investigation prennent la marée", constate Yann Bastière, délégué investigation à Unité SGP-FO. "Aujourd'hui, ce sont les services d'investigation qui gèrent cette judiciarisation du maintien de l'ordre, d'autant qu'ils n'ont pas vu leurs effectifs augmenter ce week-end, notamment chez ceux du premier niveau comme les SAIP, les Services de l'accueil et de l'investigation de proximité à Paris, et les GAJ, les groupes d'appui judiciaire."

Concrètement, lorsqu'une personne est interpellée par un agent sur le terrain, elle est amenée en commissariat ou brigade de gendarmerie. Un policier doit alors traiter son dossier à partir du procès-verbal d'interpellation, dans le meilleur des cas, ou d'une fiche de mise à disposition, qui comporte quelques informations comme la date, l'heure, le lieu et le motif d'interpellation. À l'agent de rassembler les éléments susceptibles d'accréditer la culpabilité de l'interpellé.

"Si vous n'avez pas de billes à transmettre au magistrat, c'est compliqué", risque un autre policier.

Tribunaux surchargés

Embolie des commissariats mais aussi des tribunaux. Permanences du parquet renforcées, audiences de comparutions immédiates ajoutées, avocats mobilisés... Depuis ces derniers jours, la justice s'organise pour faire face. Ce week-end, il y a eu 570 déferrements à l'issue des quelque 3200 gardes à vue, c'est-à-dire des transferts du commissariat ou de la gendarmerie au tribunal le plus proche. Ces déferrements ont débouché sur 260 comparutions immédiates.

"On privilégie la garde à vue avec une réponse pénale", déplore Me Claire Dujardin, présidente du Syndicat des avocats de France.

Pour exemple, à Bobigny samedi, cinq dossiers impliquant 10 prévenus, en lien avec les violences urbaines, ont été examinés samedi après-midi. Cinq personnes ont été jugées et condamnées, quatre autres ont fait l'objet d'un renvoi, enfin un a été relaxé. À Grenoble, dimanche, 30 prévenus ont été jugés. Dans une salle, quatre personnes ont été condamnées à de la prison avec sursis, une autre a été relaxée.

Une autre audience organisée spécialement pour gérer l'afflux de prévenus a débouché sur deux peines de prison avec mandat de dépôt, deux autres sous bracelet électronique et six relaxes motivées par des irrégularités de procédure. D'avis de professionnels de la justice, les peines prononcées ces derniers jours sont "sévères". Les peines de prison ferme sont assorties d'un mandat de dépôt.

"Une atteinte à la séparation des pouvoirs"

Idem pour les mineurs, qui sont automatiquement déferrés devant un magistrat du parquet, sur instruction du parquet et pour lesquels la justice se fait en différé, dans un délai de trois mois maximum sur la culpabilité ou l'innocence, puis dans un délai de neuf mois maximum sur la peine prononcée. D'ici là, des mesures de contrôle judiciaire strict ont été prises.

Dès vendredi, le garde des Sceaux a aussi appelé, dans une circulaire transmise aux procureurs, à une réponse pénale "rapide, ferme et systématique" à l'encontre des auteurs de violences. "On ne peut qu'être interpellé, note Me Vincent Brengarth. Cela porte atteinte à la séparation des pouvoirs et à la personnalisation des peines. Tout le monde déplore les violences mais il faut s'interroger sur la capacité de la justice pénale à apporter une réponse et une solution constructive à une situation complexe."

"On peut tout à fait faire un parallèle avec la répression policière dans le cadre des dernières manifestations", conclut la présidente du Syndicat des avocats de France.

Article original publié sur BFMTV.com