Pourquoi ces scientifiques masqués sont le nouvel espoir des anti-autoroute

RÉVEIL MILITANT - On les croisait en pleine nature, jumelles autour du cou et carnets à la main, minutieux observateurs du vivant. Désormais, ils rejoignent à visages couverts les militants écologistes et les aident dans leurs luttes. Les naturalistes, scientifiques spécialistes de la biodiversité, fatigués et en colère d'être chaque jour témoins du déclin du vivant, entrent en résistance.

Au début du mois de mai, plusieurs d'entre eux ont rejoint la manifestation contre la construction de l’autoroute A133-A134 dans l’Eure, organisée par des militants des Soulèvements de la Terre. « On est venus leur apporter nos savoirs et nos connaissances, pour imaginer avec eux de nouvelles stratégies d’action » explique Merle, ornithologue.

Face à l’urgence, sortir de la neutralité scientifique

Aidés par les militants, les scientifiques ont agrandi des mares, planté des clous dans les arbres, installé des nichoirs dans la forêt, détourné les marquages de l’ONF sur les troncs… Et ces actions sont bien plus stratégiques que ce que l’on pourrait croire.

Elles ont été imaginées par le collectif « Naturaliste des terres », créé au début d’année et qui rassemble déjà 800 membres. Parmi eux des naturalistes étudiants et amateurs, mais surtout des naturalistes professionnels : ornithologues, chercheurs, salariés de bureaux d’études.

Ce sont eux qui comptent les oiseaux, les insectes, font des analyses de l’état des milieux naturels, signalent la présence d’espèces protégées. « Mais de toute évidence, cela ne suffit pas », déplore le collectif dans son plaidoyer. La biodiversité ne cesse de décliner à une vitesse vertigineuse.

Ce constat alarmant leur donne l’envie de quitter les sentiers battus, pour entrer dans l'action militante. « C’est rassurant de voir des scientifiques sortir de leur neutralité », estime Maxime Zucca, ornithologue et membre du collectif. « L’inverse m’inquiéterait plus : ce serait dramatique de continuer à se taire, au seul prétexte d’une neutralité professionnelle », ajoute-t-il.

Favoriser les espèces protégées pour bloquer les projets

Le but de ces actions, c’est de mettre fin au projet d’autoroute tant redouté en renforçant le bilan des espèces présentes sur le territoire concerné. Les nichoirs vont par exemple favoriser la population de muscardins. « Ces petits rongeurs sont un des plus gros cailloux dans la chaussure des aménageurs du territoire. Leur présence peut considérablement compliquer la construction d’un projet », sourit Merle, membre des Naturalistes des terres.

Les naturalistes plantent des clous dans les arbres pour ralentir leurs coupes. Rouen, le 7 mai 2023.
Les naturalistes plantent des clous dans les arbres pour ralentir leurs coupes. Rouen, le 7 mai 2023.

Les mares serviront aux populations d’amphibiens, notamment le triton crêté, une espèce protégée. Les clous sont un moyen de ralentir les coupes d’arbres opérées par l’ONF : se risquer à un coup de tronçonneuse dans un arbre clouté est particulièrement dangereux pour les bûcherons. D’un autre côté, conserver ces vieux arbres favorise certains insectes et oiseaux.

« Notre objectif, c’est que les prochains inventaires menés dans cette forêt montrent une telle biodiversité qu’il sera impossible de l’ignorer », explique Merle, ornithologue et membre des Naturalistes des terres. Concrètement cela signifie influencer la future étude d’impact de la construction de l’autoroute l’A113-1114, utiliser des savoirs scientifiques pour bloquer le projet. La méthode fait débat dans la communauté scientifique et un dépôt de plainte est en cours du côté de l'ONF, mais le collectif défend sa vision.

Les Naturalistes des terres assurent qu’ils n’ont pas l’intention d’introduire de nouvelles espèces protégées pour fausser les études, mais bien de rendre visible le potentiel de biodiversité de cette forêt et les espèces qui y vivent déjà. « Pour nous, ces actions ne sont pas excessives. Ce qui est excessif c’est cette décision du gouvernement qui une fois de plus va détruire la biodiversité », affirme Maxime Zucca, ornithologue et membre du collectif.

Notre-Dame-des-Landes comme exemple à suivre

Ces nouveaux moyens d’action peuvent se révéler d’une efficacité surprenante. L’abandon du célèbre projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes est par exemple dû en grande partie à l’engagement des naturalistes. Ils ont recensé bénévolement les espèces présentes sur place et ont mis en évidence la présence du triton crêté, espèce protégée devenue emblème de la lutte. Face à ce constat et grâce à la sensibilisation du public, le projet est devenu caduc.

Au-delà des actions groupées avec des militants, le collectif Naturalistes des Terres prévoit lui aussi de faire des contre-expertises et de sensibiliser le grand public à la biodiversité qui vit localement partout en France. Le mouvement ne cherche pas la violence. « Notre colère est saine. Elle naît d’une inquiétude scientifique et d’une envie d’agir pour voir enfin la tendance s’inverser », résume Maxime Zucca.

« Si on en arrive là, c’est parce que faire notre métier de manière institutionnelle ne suffit plus, on voit bien que rien ne change », appuie Merle, membre de Naturalistes des terres. « Pour beaucoup, nous travaillons dans des bureaux d’études, qui produisent des expertises d’impact de projets de constructions. Le problème, c’est que ces études sont payées par les entreprises à l’origine de ces projets d’aménagement. Si on veut continuer à avoir des clients, on doit temporiser nos conclusions scientifiques ». Un conflit d’intérêts qui s’installe depuis des années, et qui fait grandir un malaise chez les naturalistes.

Mais la révolte vient avant tout du constat sur le terrain. Les naturalistes sont aux premières loges de l’extinction du vivant, sans pouvoir inverser la tendance. « Nos territoires se vident de leur vie. Concrètement, sur le terrain on ne voit plus rien, on n’entend plus rien », souffle Merle. « Je pense que n’importe quel ornithologue pourrait expliquer à quel point c’est dur d’entendre la nature devenir silencieuse. »

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