Peste porcine africaine : la flambée des cas en Italie questionne la stratégie européenne d’éradication
Guerre en Ukraine, au Proche-Orient, événements climatiques extrêmes… Au milieu des conflits en cours et des menaces environnementales latentes, la peste porcine africaine ne s’impose pas sur le devant de la scène médiatique.
Si elle ne constitue pas une menace directe pour la santé humaine, puisqu’elle n’affecte que les mammifères de la famille des suidés, notamment les cochons et les sangliers, cette maladie a néanmoins des conséquences importantes pour l’humanité, puisqu’on estime qu’au niveau global, la viande de porc constitue plus de 35 % des apports carnés.
Au-delà de la menace qu’elle fait peser sur les élevages de porc et sur l’économie de cette filière, la peste porcine africaine soulève de nombreuses questions sur la durabilité de ces systèmes et sur le bien-être animal. Elle pourrait catalyser un grand nombre de tensions autour de l’alimentation carnée et mettre en question la façon dont les autorités européennes la pensent et tentent de la maîtriser.
Autant d’enjeux qui demeurent pour l’instant sous les radars des opinions publiques européennes, à l’exception peut-être de l’Italie où, en septembre dernier, un foyer de peste porcine africaine a mené des défenseurs du bien-être animal sous le feu des projecteurs.
Une maladie connue de longue date
La peste porcine africaine a été détectée pour la première fois au Kenya en 1921 par un vétérinaire britannique, Robert Eustace Montgomery. Selon lui, cette maladie devait sa sévérité plus forte que la peste porcine – dite « classique » ou « européenne » – au fait qu’elle se transmettait des phacochères aux cochons dans les élevages coloniaux.
On sait aujourd’hui que cette fièvre hémorragique est due à un virus à ADN qui présente la particularité d’être très résistant : il peut demeurer infectieux pendant plusieurs mois dans les substances animales (excréments, viande – y compris après salaison, salive, sueur…). La contamination se produit soit par contact direct d’un animal à l’autre (notamment par le sang, les seringues ou les matériels dans les élevages), soit par l’intermédiaire de tiques « molles » du genre Ornithodoros.
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Il faut souligner un point important : la peste porcine africaine est une épizootie, une épidémie qui frappe exclusivement les animaux. Ce n’est pas une zoonose, c’est-à-dire qu’elle ne se transmet pas aux humains. Néanmoins, elle n’est pas sans conséquence pour nos sociétés, car elle a des retentissements économiques majeurs.
En effet, la forme aiguë de la maladie tue en masse les porcs domestiques : 100 % d’entre eux décèdent en 4 à 13 jours. La forme subaiguë tue plus lentement et dans des proportions moindres. Enfin, la troisième forme, chronique, est elle aussi problématique, car insidieuse : les animaux présentent des symptômes atténués, mais peuvent néanmoins excréter le virus, et donc contaminer leurs congénères.
En ce qui concerne les suidés sauvages, si les espèces africaines (phacochères et potamochères) peuvent transmettre la peste porcine africaine mais n’en meurent pas, les sangliers qui peuplent nos forêts sont sensibles à la maladie qui les décime eux aussi.
Circulation hors d’Afrique
Initialement restreinte au continent africain, la peste porcine africaine a été détectée pour la première fois sur le continent européen en 1957. À l’époque, des cas sont identifiés en Sardaigne, en Espagne, au Portugal et en France. C’est alors le renforcement de la chasse aux sangliers qui permet de contrôler la propagation de l’infection. À la fin des années 1990, la maladie ne circulait plus qu’en Sardaigne.
Toutefois, en 2007, elle a été à nouveau détectée en Géorgie, probablement suite à l’emploi de viande contaminée provenant d’Afrique de l’Est ou de Madagascar. De là, elle s’est diffusée en Russie, en Pologne, en Ukraine et dans les pays Baltes, via les populations de sangliers.
L’épizootie se serait ensuite transmise de l’extrême est de la Russie (région d’Irkoutsk) à la Chine après des flambées épidémiques non loin de la frontière en 2017. On estime qu’en 2019 la Chine aurait perdu presque la moitié de son élevage de porcs à cause de cette maladie, soit 200 millions d’animaux. Il s’agit de chiffres estimés à partir de l’effet de la crise sanitaire sur l’élévation du prix global du marché du porc, la Chine ne rapportant officiellement qu’un million de cochons abattus.
Certains analystes ont même avancé l’hypothèse selon laquelle la pandémie de Covid-19, très probablement causée par une zoonose transmise des chauves-souris aux humains, aurait pu être la conséquence indirecte de cette épizootie de peste porcine en Chine. Selon eux, elle aurait conduit les consommateurs chinois vers d’autres sources de protéines que le porc, ce qui aurait mené à leur contamination – une hypothèse qui reste indémontrable, mais qui est indicatrice des liens entre les différentes maladies animales dans les sociétés globalisées s.
Si la peste porcine africaine est restée pendant longtemps une maladie peu grave dans le sud de l’Europe, la situation a changé lorsqu’elle a infecté l’est du continent. D’où l’alerte de la Commission européenne lorsque des carcasses de sangliers porteurs du virus de peste porcine africaine furent à nouveau découvertes en 2017 en République Tchèque (à la frontière avec la Slovaquie et la Pologne) et en 2018 en Belgique (à la frontière avec la France et l’Allemagne).
Une maladie devenue endémique en Italie
Pour circonscrire la maladie, les autorités européennes ont décidé la mise en place d’une sévère politique de contrôle, de façon à ce que ne se produisent pas sur son territoire des flambées de peste porcine africaine similaires à celles qui sont survenues dans les pays de l’ex-URSS et en Chine : interdiction de l’élevage de porcs en plein air, interdiction de nourrir les porcs en élevage fermé avec de l’herbe ou du foin, interdiction de la circulation des porcs entre les élevages fermés, surveillance des sangliers et politique de zonage dès qu’une carcasse infectée est découverte.
On estime que ces mesures radicales et coûteuses ont permis d’éradiquer la peste porcine africaine en République Tchèque et en Belgique. Mais l’arrivée en 2021 de la maladie en Italie du Nord, dans la région de Gênes, a remis en question cette stratégie d’éradication.
Cette année-là, des carcasses de sangliers contaminées ont été découvertes en Ligurie, dans le Piémont et en Lombardie. Les autorités politiques de ces trois régions ont eu des difficultés à s’accorder sur les décisions à prendre, face à des pressions très différentes selon qu’elles venaient des éleveurs de porc ou des chasseurs de sangliers : il y a beaucoup de sangliers et peu de porcs en Ligurie et Piémont, alors qu’il y a beaucoup de porcs et peu de sangliers en Lombardie. Cette situation a ralenti le processus de décision et grevé les chances de parvenir à contenir l’épidémie.
La construction d’une clôture de plusieurs centaines de kilomètres autour des zones où ont été découvertes les carcasses infectées, sur le modèle de ce qui a été fait en République Tchèque, en Belgique ou entre le Danemark et l’Allemagne, a été lancée trop tard pour contenir la circulation du virus. Ce dernier est à présent considéré comme endémique dans toute l’Italie, d’après les carcasses de sangliers infectées découvertes dans la région de Rome et jusqu’au sud de Naples.
Abattages massifs
La crainte des autorités sanitaires italiennes est désormais que le virus arrive dans les élevages de porcs de la région de Parme, Modène et Bologne, où le jambon « made in Italy » est fabriqué avec une forte valeur ajoutée – parfois avec des cochons qui ont été élevés dans toute l’Europe – et où la filière porcine emploie plusieurs milliers de personnes.
Pour l’éviter, en septembre et octobre 2023, l’abattage de 40 000 porcs a été ordonné dans la région située entre Milan et Pavie. Un « commissaire extraordinaire » a été nommé par le gouvernement Meloni, chargé de mettre en place des mesures d’exception (zonage et abattage).
Si les petits éleveurs de porcs se sentent abandonnés par cette politique sanitaire qui favorise avant tout les grands élevages industriels, les chasseurs sont également très divisés par ces mesures.
Les associations de chasseurs, qui travaillent depuis longtemps avec les paysans pour limiter les dégâts des sangliers dans les champs par des campagnes régulières de « prélèvement », sont en effet contournées par les politiques sanitaires : celles-ci s’appuient sur des entreprises de chasse privées utilisant des fusils à caméra thermique pour tuer de nuit le plus grand nombre de sangliers possible.
Si, initialement, ces questions semblaient devoir rester cantonnées à des échelons locaux, réglées entre éleveurs de porcs et chasseurs de sangliers avec le secours des vétérinaires, un événement a attiré l’attention du grand public sur la maladie et ses conséquences.
L’affaire « Cuori Liberi »
Tout a commencé dans un refuge géré par une association animaliste nommée « Cuori Liberi », dans la région de Pavie. Ses responsables avaient accueilli 40 porcs issus des élevages industriels de la région, le plus souvent en raison des mauvais traitements dont ils avaient été victimes. En septembre 2020, trente de ces cochons sont morts de la peste porcine africaine, ce qui aurait dû mener à l’abattage de l’ensemble des animaux survivants. Cependant, l’association a souhaité garder en vie les 10 porcs rescapés pour tenter de comprendre comment ils avaient développé une immunité contre la maladie.
Malgré le soutien d’une centaine de militants animalistes venus de France et d’Allemagne, les autorités vétérinaires sont venues dans le refuge le 20 septembre pour tuer les dix porcs restants, après avoir passé en force le barrage des militants.
Suite à cette mesure, le réseau des sanctuaires italiens a organisé une manifestation en soutien à Cuori Liberi qui a attiré 10 000 personnes à Milan le 7 octobre, puis une autre le 18 novembre à Rome, à laquelle ont participé 7000 personnes. Ces rassemblements visaient à demander à l’État italien davantage de droits pour les protecteurs des animaux en cas de crise sanitaire.
Un mouvement social est donc lancé en Italie. Il est difficile pour le moment d’en prévoir l’issue, mais on constate d’ores et déjà que la peste porcine africaine mobilise différents regards sur les relations entre humains, sangliers et cochons en fonction des traditions auxquelles se réfèrent les groupes d’acteurs. Selon qu’ils viennent de l’élevage, de la chasse ou de la protection animale, leurs histoires diffèrent, en Italie comme dans le reste de l’Europe, tout comme leurs imaginaires des frontières entre le sauvage et le domestique, ou entre l’animal et l’humain.
Une stratégie européenne à repenser ?
À l’heure actuelle, l’Europe met en place une coûteuse politique visant à éradiquer la maladie, non seulement dans les élevages, mais aussi, idéalement, dans les populations de suidés sauvages.
Toutefois, si l’on considère le développement de la peste porcine africaine sur tout le continent, il est permis de s’interroger sur la pertinence de cette stratégie, dont le cas italien montre les limites. La grande persistance du virus de la peste porcine africaine dans l’environnement le rend en effet très difficile à contrôler sur un territoire une fois qu’il y est entré.
La Commission européenne observe avec attention les politiques de contrôle mises en place par certains pays asiatiques comme le Vietnam, la Chine et les Philippines. La stratégie de ces états pour contrôler la peste porcine est en effet comparable à ce qui y est pratiqué depuis vingt ans en réponse à la grippe aviaire : il ne s’agit pas d’éradiquer la maladie, mais plutôt de la réguler par la vaccination des animaux d’élevage.
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Si, à l’heure actuelle, aucun vaccin n’est disponible en Europe contre la peste porcine africaine (des recherches sont en cours), le Vietnam (premier pays à avoir autorisé la commercialisation d’un vaccin vivant attenué) et les Philippines viennent quant à eux d’annoncer le lancement officiel d’une campagne de vaccination.
L’Organisation mondiale de la santé animale suit attentivement les écarts de gestion de la maladie entre l’Europe et l’Asie (il n’y a pas de cas de la maladie sur le continent américain en dehors des Antilles). En fonction des résultats obtenus, les États européens devront peut-être remettre en question leur politique de contrôle de la maladie dans ses « réservoirs sauvages », pour explorer les possibilités de vivre avec un virus qui franchit les barrières d’espèces.
La version originale de cet article a été publiée sur La Conversation, un site d'actualités à but non lucratif dédié au partage d'idées entre experts universitaires et grand public.
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