La paresse n’est-elle vraiment qu’un vilain défaut ?

Sandrine Rousseau a cité à plusieurs reprises « Le Droit à la paresse » de Paul Lafargue lors du débat sur la réforme des retraites.
STEPHANE DE SAKUTIN / AFP Sandrine Rousseau a cité à plusieurs reprises « Le Droit à la paresse » de Paul Lafargue lors du débat sur la réforme des retraites.

FLEMME - « Droit à la paresse » d’un côté, « gauchisme paresse et bobo » de l’autre. En plein débat sur la réforme des retraites, la paresse est dans toutes les bouches. Celle de Sandrine Rousseau, d’abord, qui a cité le texte du socialiste Paul Lafargue, publié en 1880, lors d’une prise de parole à l’Assemblée nationale le 7 février dernier : « Oui au droit à la paresse, oui au droit à la retraite à 60 ans », a déclaré l’élue écologiste. Côté gouvernement, Gérald Darmanin dénonce, lui, une « négation du travail » chez la « gauche bobo ».

Faute morale pour les uns, outil rhétorique pour les autres, la paresse cristallise les passions, comme le rappellent tous les interlocuteurs interrogés par Le HuffPost. Une obsession qui ne date pas d’hier et qui souligne les nombreuses contradictions et inégalités dans notre rapport au travail.

Pour l’Église, un péché contre la création

Plus qu’un défaut, la paresse serait carrément « la mère de tous les vices » . Elle fait même partie des sept péchés capitaux du Christianisme - la crème de la crème des défaillances morales. Pourtant, elle n’y a pas toujours figuré. Les premières versions sont destinées aux moines, et on y parle plutôt d’acédie, un terme qui désigne « une détresse de l’âme qui s’éloigne de Dieu », explique Corinne Leveleux, médiéviste et spécialiste du droit canonique à l’université d’Orléans. Cet éloignement de Dieu se retrouve dans la perception de la paresse, qui finit par intégrer la liste des sept péchés autour des XIIe et XIIIe siècles, quand le message de l’Église sort des monastères pour s’adresser aussi aux laïcs.

« Le discours autour de la paresse, dans l’Église catholique, c’est deux choses : le travail est considéré comme un gardien de l’âme, comme une armature contre le Mal. Quand vous êtes paresseux, vous vous exposez à des tentations parce que vous perdez le contrôle, explique Corinne Leveleux. Le deuxième élément, c’est que le travail est valorisé dans la société chrétienne parce qu’il est une participation à la création. De la même façon que l’Église condamne la contraception, le refus de procréer dans le mariage, elle condamne la paresse. Vous ne contribuez pas à l’œuvre divine. Le paresseux ne loue pas Dieu, il est centré sur lui-même et ses propres plaisirs. »

La paresse « mère de toutes les vertus » ?

Malgré ces siècles de mauvaise presse, la paresse a aussi été élevée au rang d’art par certains. Pour Joseph Kessel, dans son court texte intitulé « La Paresse », « il faut être paresseux résolument, sans pudeur ni regret […] il faut avoir la foi ». L’écrivain voit même dans la paresse « la mère gigogne de toutes les vertus : de l’abstinence, du désintéressement, de la réflexion, de l’humilité ».

Ces vertus, on les retrouve justement dans un personnage littéraire devenu synonyme de paresse : Oblomov, le héros perpétuellement allongé du roman éponyme d’Ivan Gontcharov, publié en 1859. Aristocrate russe au visage doux et à l’âme « évidente et claire », il passe ses journées dans une robe de chambre qui a, pour lui, « des vertus inestimables ». Si on peut voir en Oblomov le symbole d’une aristocratie russe oisive, inerte et courant à sa perte en refusant toute modernité, « il demeure un personnage très positif dans le roman, auquel Gontcharov témoigne un fort attachement », estime Victoire Feuillebois, enseignante à l’université de Strasbourg et spécialiste de littérature russe du XIXe siècle.

« Quand on dit qu’Oblomov est paresseux, on a une lecture très occidentale, décrypte la chercheuse. Dans le roman, Oblomov est opposé à une figure qui est toujours très négative dans la littérature russe, celle du personnage allemand, ici son ami Stolz. Stolz peut construire une usine, il peut faire plein de choses. Mais il est décrit comme sans âme. L’âme est du côté d’Oblomov. Certes, c’est le noble inerte et paresseux, mais il y a aussi plein d’autres valeurs qui sont associées à cette figure et qui font de la paresse une disponibilité spirituelle, une forme d’ouverture à autre chose qu’à l’efficacité technique asséchante du monde moderne. »

L’absence de travail, clé de la « disponibilité spirituelle » ? C’est une croyance que l’on retrouve chez les penseurs de l’Antiquité. « C’est ce que décrit Hannah Arendt dans ‘Conditions de l’homme moderne’ quand elle explique que nous sommes aujourd’hui dans des sociétés qui mettent le travail en haut de l’échelle des valeurs, mais qu’auparavant la véritable valeur était l’activité au sens de loisir, quand on ne travaillait pas et qu’on avait le temps de réfléchir », explique Géraldine Mosna-Savoye, autrice de l’essai La Force du Mou (éditions de l’Observatoire). « L’activité suprême était paradoxalement ce qui est pour nous l’inactivité aujourd’hui. Le moment de l’otium, où notre esprit, étant libre de ne pas penser à ses conditions de subsistance, peut se laisser aller à des réflexions plus contemplatives. »

« La paresse, c’est l’inverse de la subordination »

Mais Oblomov et les penseurs de l’Antiquité ont autre chose en commun : s’ils peuvent se permettre d’être passifs, c’est avant tout parce que d’autres font le travail pour eux. L’aristocrate russe évolue à une époque où le servage est encore la pratique, et si Cicéron peut célébrer le temps libre de l’otium, l’esclave de l’Antiquité n’en jouit, lui, évidemment pas. Tout le monde n’est pas égal face à la paresse.

L’inégalité face au travail et au temps libre est au cœur du Droit à la paresse, manifeste de Paul Lafargue, gendre de Karl Marx et homme politique socialiste du XIXe siècle, qui connaît un regain de popularité depuis le début du débat sur la réforme des retraites. Plus qu’une ode à la paresse, le texte est une violente critique de la « boulimie de travail » des sociétés capitalistes. « La définition du contrat de travail dans le droit français, c’est un temps pendant lequel vous êtes soumis aux ordres du patron. C’est un contrat de subordination », explique Thierry Suchère, maître de conférences en économie à l’université du Havre et auteur de Travailler moins pour gagner plus ! Itinéraire autour de l’œuvre de Paul Lafargue (éditions du Croquant). « La paresse, chez Lafargue, c’est l’inverse de la subordination. C’est remettre en cause ce rapport de domination, pour pouvoir faire autre chose de sa vie et décider librement. »

Dans son texte, Paul Lafargue enjoint le prolétariat à « fouler aux pieds les préjugés de la morale chrétienne, économique, libre penseuse » : « il faut [...] qu’il proclame le Droit de la paresse [...] qu’il se contraigne à ne travailler que trois heures par jour, à fainéanter et bombancer le reste de la journée et de la nuit. »

Une valeur contre la surproduction et la surconsommation

Si trois heures de travail par jour peuvent paraître utopistes, c’est aussi ce que préconise l’économiste du début du XXe J. M. Keynes dans sa Lettre à nos petits-enfants, rappelle Thierry Suchère. « Pour lui, il y a deux solutions, soit on travaille tous moins, soit une partie de la population est au chômage. Derrière ce que dit Keynes, il y a cette idée qu’on ne comprend pas encore qu’on est dans une société d’abondance et qu’on est trop obsédés par l’idée de gagner de l’argent, toujours plus d’argent. » Une critique de la surproduction et surconsommation qui gagne en résonance en pleine crise écologique.

Car plus qu’un défaut ou une qualité, la paresse est avant tout une alternative à un monde dominé par le travail. Pour Géraldine Mosna-Savoye, si elle est aussi présente dans le débat actuel, c’est surtout parce que c’est « une valeur qui arrive à faire le poids face à la valeur travail ». « Le reproche qu’on fait à la paresse, c’est de mettre en échec un modèle de rentabilité, de consommation, d’activité et même d’agitation, résume-t-elle. C’est la seule valeur qui semble pertinente pour mettre au jour toutes les contradictions de la valeur travail. »

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