Morts, épuisement... Après deux ans de guerre, l'Ukraine face à "un manque cruel de soldats"

Un sujet devenu épineux, au moment où Kiev essuie de lourdes pertes sur le terrain. Deux ans après le début de la guerre entre la Russie et l'Ukraine, le 24 février 2022, de nombreux Ukrainiens engagés sur le front depuis les premiers combats réclament aujourd'hui une relève. Sauf qu'après la mobilisation des débuts, les volontaires manquent aujourd'hui.

Pour le président ukrainien Volodymyr Zelensky, la question est devenue centrale ces dernières semaines, marquées par le manque de munitions et l'échec de la contre-offensive - la Russie a revendiqué jeudi la prise du village de Pobeda, dans l'est, après le retrait un peu plus tôt des soldats de Kiev de la ville d'Avdïivka, une victoire symbolique pour Moscou.

"Tout le monde en Ukraine comprend que des changements sont nécessaires", a-t-il prévenu en décembre. "Ce n'est pas une simple question de nombre, de qui peut être mobilisé. C'est une question de calendrier pour chaque personne qui est maintenant dans l'armée, pour la démobilisation, et pour les nouvelles recrues."

Un "manque cruel de soldats"

"Il faut regarnir les troupes, (l'Ukraine) manque cruellement de soldats sur le front", analyse Carole Grimaud, spécialiste de la géopolitique russe et fondatrice du Centre de recherche sur la Russie et l'Europe de l'Est (CREER) de Genève, interrogée par BFMTV.com.

De fait, si on ignore le nombre exact de victimes ukrainiennes après deux ans de guerre, Kiev n'ayant jamais communiqué de chiffres officiels sur le sujet, des estimations étrangères estiment que l'Ukraine a payé un lourd tribut. Des officiels américains parlaient, en août dernier, d'au moins 70.000 Ukrainiens tués dans le conflit et de 100.000 à 120.000 blessés.

Signe d'un besoin en soldats, en décembre, Volodymyr Zelensky déclare que l'armée lui propose de mobiliser jusqu'à 500.000 hommes supplémentaires. La suggestion n'est cependant jamais mise en œuvre et contribue à créer une discorde entre le président et son commandant en chef des armées Valeri Zaloujny, désormais remercié.

En plus de devoir remplacer les hommes disparus au front, l'Ukraine doit aussi composer avec la fatigue des troupes.

"Les soldats sur le front sont en état d'épuisement. (...) Il devient urgent de les remplacer", indique Carole Grimaud, également chercheuse à l'université d'Aix Marseille.

"Beaucoup de soldats qui combattent ont commencé il y a deux ans avec très peu de permissions. Des femmes et des mères de soldats demandent une relève", appuie auprès de BFMTV.com Alexandra Goujon, politologue spécialiste de l'Ukraine et maîtresse de conférence en science politique à l'université de Bourgogne.

Un "sentiment d'urgence moins important"

Problème: si les Ukrainiens avaient "l'espoir de gagner la guerre rapidement" dans les premiers temps, au fur et à mesure que le conflit s'enlise, l'armée de Kiev peine désormais à trouver des volontaires en nombre suffisant, indique Carole Grimaud.

"L'élan des premiers mois, où beaucoup s'étaient volontairement engagés, s'est essoufflé", souligne la chercheuse.

"Quand le front stagne et que des copains partis au front meurent, on hésite à partir", résume Alexandra Goujon. "Le sentiment d'urgence est moins important qu'au début du conflit" et ne reviendra que "si une stratégie militaire le justifie ou si les Russes avancent soudainement".

Outre la question de la relève, le sujet de la formation fait aussi débat. De fait, les recrues envoyées au front ne disposent actuellement que d'une préparation de deux semaines, ce qui est considéré comme trop court par de nombreux Ukrainiens.

Des modalités d'enrôlement peut-être simplifiées

Pour répondre à ce manque de nouvelles recrues, un projet de loi modifiant les conditions de la mobilisation des Ukrainiens a été voté en première lecture le 7 février - il doit encore faire l'objet de nouveaux débats pour être définitivement adopté.

Jusqu'ici, les hommes âgés entre 27 et 60 ans sont tenus de rester en Ukraine, sauf permission exceptionnelle, pour être mobilisables à tout moment. Aucune durée maximale de présence sur le front n'est fixée.

Avec le nouveau projet de loi, les modalités d'enrôlement pourraient être simplifiées, avec notamment l'instauration d'une inscription via une plateforme en ligne sur laquelle les mobilisables devront s'inscrire. L'âge de mobilisation serait par ailleurs abaissé à 25 ans et de nouvelles sanctions pourraient être imposées pour les réfractaires. Pour répondre aux demandes de la population, la mobilisation pourrait également être limitée à 36 mois.

Kiev se refuse à aller plus loin, et ne veut notamment as abaisser de façon trop importante l'âge auquel les Ukrainiens peuvent être mobilisés.

"On a cherché à épargner les plus jeunes", explique Alexandra Goujon, estimant qu'il y a un "enjeu démographique" qui se joue derrière pour l'Ukraine, alors que le pays subit de nombreuses pertes militaires, mais aussi civiles.

Par ailleurs, si Volodymyr Zelensky reconnaît fin janvier, dans un entretien accordé à la chaîne allemande ARD, qu'il y a eu "des cas" d'enrôlement de force, concédant une "erreur", le phénomène est considéré comme très marginal en Ukraine.

"L'Ukraine est une démocratie où l'usage de la force" y compris pour mobiliser plus de soldats est difficile à faire accepter, au contraire de la Russie - ce qui explique aussi les difficultés de Kiev. Moscou n'hésite pas à enrôler de force des prisonniers ou à envoyer au combat des hommes sans formation, rappelle Alexandra Goujon.

Les objectifs militaires maintenus

Malgré ces difficultés, l'image du chef de l'État ukrainien n'est que peu écornée auprès de ses compatriotes. "Zelensky est critiqué, mais reste l'homme politique le plus populaire", assure Alexandra Goujon.

Il n'est de toute façon pas envisagé de le remplacer dans l'immédiat. Les dernières élections législatives, prévues en octobre dernier, ont déjà été reportées. La présidentielle devait se tenir en mars 2024, si la Russie n'avait pas lancé son invasion en 2022. Difficile d'envisager une élection dans le contexte actuel. "Comment faire voter les militaires? Les bureaux de vote ne seraient pas sécurisés, aucune campagne électorale ne serait possible", énumère la chercheuse.

En Ukraine, l'attention se porte désormais sur la question des aides, autre enjeu crucial qui explique notamment le retrait des troupes ukrainiennes d'Avdïivka et qui freine aussi le recrutement. "Zelensky pensait certainement qu'avec les armes américaines et européennes, il était possible de reprendre une bonne partie des territoires, mais il ne veut pas revenir en arrière publiquement", estime Carole Grimaud.

Pas question donc pour le chef de l'État de changer ses objectifs. "Il doit tenir son armée et sa population dans un effort de guerre qui va durer encore des mois, voire des années", soutient-elle.

Article original publié sur BFMTV.com