La marque de Ben Laden

L'attaque suicide qui a tué 11 Français le 8 mai est bien dans les méthodes d'Al-Qaeda. D'autre tentatives, que révèle L'Express, avaient alerté le Quai d'Orsay. Insuffisamment Le choc, la tristesse et la colère. L'attentat qui a coûté la vie à 11 employés et sous-traitants de la Direction des constructions navales (DCN), ainsi qu'à trois de leurs accompagnateurs pakistanais, le 8 mai, à Karachi, restera comme l'un des plus meurtriers perpétrés contre des Français ces dernières années. Originaires pour la plupart de la Manche, mais aussi du Finistère et de Charente, ils devaient passer quelques semaines seulement au Pakistan. Siège de la DCN, Cherbourg, ville meurtrie, s'est associée aux obsèques, en présence du président de la République, le 13 mai. Ces ingénieurs et ces ouvriers sont-ils morts parce qu'ils étaient français? Ou les terroristes ont-ils visé des Occidentaux au hasard? De la réponse à cette question, qui mobilise aujourd'hui les services de renseignement, dépend la sécurité de nos ressortissants en poste ou en voyage à l'étranger. Une série d'alertes et d'incidents récents laissent clairement penser que la France était bien la cible de cette action. Cinq cents soldats sont actuellement engagés en Afghanistan et l'armée de l'air a participé aux frappes contre les derniers réduits des taliban. De plus, les victimes travaillaient à la construction de sous-marins Agosta, conformément au principal contrat d'armement passé avec le Pakistan. Or le gouvernement de Pervez Moucharraf peine à mater une agitation islamiste intérieure depuis que le pays a rejoint la coalition antiterroriste. La date choisie pour l'opération paraît elle-même troublante: l'attentat est intervenu trois jours seulement après la réélection de Jacques Chirac. Au-delà de l'analyse, des éléments confidentiels provenant soit d'enquêtes judiciaires, soit de services de renseignement ont récemment révélé l'ampleur d'une menace liée à la mouvance d'Al-Qaeda. Dès le 16 avril, les responsables du Service de coopération technique internationale de police (SCTIP) en poste à Islamabad, la capitale pakistanaise, mettaient en garde contre de possibles actions terroristes. Il avait été notamment recommandé aux ressortissants français de changer leurs horaires, de regarder s'ils étaient suivis et de limiter leurs déplacements en soirée. =Une voiture d'occasion payée en liquide= L'attentat de Karachi rappelle, de fait, les méthodes des hommes de Ben Laden. Ce matin-là, l'autocar de la marine pakistanaise commence sa tournée pour emmener 23 techniciens français à la base navale. Il est à peine 8 heures. Cinq personnes embarquent au niveau de la rampe d'accès de l'hôtel Sheraton. «Ils m'ont tous serré la main en montant», témoigne Gilles Sanson, l'un des survivants, qui a pris place juste derrière le chauffeur. Un kamikaze lance sa Toyota Corolla rouge hors d'âge, bourrée d'explosifs, contre le bus. «La porte était en train de se refermer quand tout a sauté», reprend Sanson. Les deux gardes armés n'ont pas le temps de réagir. L'autocar et la voiture sont pulvérisés. Une explosion si violente qu'une phalange est retrouvée à près de 70 mètres de là. 14 personnes trouvent la mort. Les secours peinent à extraire les 12 blessés, parfois gravement atteints et restés prisonniers des tôles. A peine entrée en fonction, la nouvelle ministre de la Défense, Michèle Alliot-Marie, s'envole pour Karachi. Le gouvernement organise le rapatriement des Français blessés par un avion spécial de l'armée de l'air allemande. Ils sont aujourd'hui soignés dans trois hôpitaux de la région parisienne. Très rapidement, la City Police de Karachi remonte la piste de la voiture piégée, grâce au numéro du bloc moteur (97374). La Toyota, construite en 1976, a une histoire mouvementée. Elle a été volée en 1989, puis retrouvée par son propriétaire, qui l'a finalement mise en vente dans un garage du centre-ville. La veille de l'attentat, le 7 mai, trois acheteurs se présentent chez Majeed Auto. L'un d'eux, vêtu d'un costume traditionnel, parle l'ourdou avec un accent du Pendjab. Les deux autres portent des tenues occidentales. Celui qui dit se prénommer Ahmed n'hésite pas à débourser en liquide 100 000 roupies (environ 1 800 euros), un prix manifestement surévalué. Il laisse un numéro de carte d'identité et de téléphone portable (ce dernier a été acheté avec de faux papiers). Le trio pousse la voiture pour la démarrer, sans attendre une batterie neuve. Dans la nuit, elle est transformée en bombe roulante. Les policiers pakistanais ont promis une récompense de 2 millions de roupies (environ 37 000 euros) à toute personne qui permettrait l'arrestation des assassins. Dès le surlendemain du drame, ils diffusaient le portrait-robot des suspects. Une mission française composée du chef de la section antiterroriste du parquet de Paris, Michel Debacq, de fonctionnaires de la DST et de la Division nationale antiterroriste s'est aussitôt rendue sur place. Des experts de la police technique et scientifique et de la police judiciaire ont également rejoint le Pakistan pour tenter d'identifier le kamikaze grâce à son ADN. Le FBI, présent sur le terrain, s'intéresse aussi de très près à l'enquête. La tâche s'annonce rude: «Aucune base de données policière ne couvre l'ensemble du territoire pakistanais, soupire un spécialiste occidental. Si vous êtes un criminel recherché à Islamabad et que vos empreintes digitales soient archivées sur place, un policier qui vous arrête à Karachi ne saura jamais qui vous êtes.» Une sérieuse alerte, restée jusqu'à présent confidentielle, était venue d'Islamabad environ trois mois plus tôt. A cette époque, Jean-Marin Shuh, 38 ans, est le nouveau chargé d'affaires français pour l'Afghanistan à Kaboul. Il est arrivé une semaine seulement après le départ des taliban. Son épouse et leur enfant sont restés à Islamabad. A la fin du mois de janvier dernier, la jeune femme trouve sous sa voiture personnelle, équipée de plaques d'immatriculation «corps diplomatique», une bombe sophistiquée qui n'a pas explosé. Pour des raisons de sécurité, l'affaire ne sera pas ébruitée. Ni l'épouse du diplomate ni le Quai d'Orsay ne déposeront plainte. A la même période, un autre engin explosif est découvert sous un bus appartenant à l'ambassade du Royaume-Uni. Une autre affaire, beaucoup plus connue, fait craindre l'existence de réseaux pakistanais sur le territoire français. Le 22 décembre 2001, Richard Reid, un Britannique de 28 ans, embarque à Roissy sur le vol American Airlines 63, à destination de Miami. Au-dessus de l'Atlantique, il est maîtrisé par l'équipage et des passagers au moment où il tente de mettre le feu à ses chaussures, bourrées d'explosif. L'enquête révélera que Reid a séjourné au Pakistan juste avant d'arriver en Europe. Au début du mois de décembre 2001, il a en effet téléphoné - de Karachi - à sa mère en Grande-Bretagne. Autre indice troublant: la veille de l'embarquement, il a adressé, d'un hôtel de Roissy, un dernier message électronique codé, probablement destiné à un interlocuteur au Pakistan. Enfin, le terroriste avait sur lui la carte de visite d'un cybercafé parisien situé rue Labat et celle d'un fast-food du boulevard de Rochechouart, également dans le XVIIIe arrondissement. A deux pas, une association caritative pakistanaise aurait pu, selon les policiers, lui offrir gîte et couvert, voire une logistique. C'est pourquoi, le 16 avril, la brigade criminelle et la DST ont perquisitionné ses locaux. Son responsable, qui venait de rentrer du Pakistan, a d'abord contesté connaître Richard Reid. Mais, au dernier jour de sa garde à vue, il a finalement expliqué qu'il l'avait rencontré dans une mosquée de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), en compagnie de deux Algériens, au début du mois de juillet 2001. =Détournement d'avion à Katmandou= Bizarrement, l'homme a précisé avoir discuté avec Reid en français. Un détail peu crédible puisque celui-ci ne parle pas un mot de notre langue. Toutes les personnes interpellées ont été remises en liberté, à l'exception du gardien d'un appartement transformé en mosquée, à Saint-Denis, dans la banlieue nord de Paris. Abdul Q., 40 ans, se trouvait en situation irrégulière. Il a été expulsé, le 20 avril dernier, vers Karachi. C'est à Karachi, encore, qu'a commencé le procès de quatre ravisseurs présumés de Daniel Pearl. Ce journaliste américain, marié à une Française, avait disparu le 23 janvier dernier dans cette ville avant d'être assassiné. Il cherchait à rencontrer Masood Azhar, fondateur d'un groupe séparatiste armé opérant au Cachemire indien. Cet homme n'est pas un inconnu pour la justice française, qui enquête aujourd'hui sur le détournement d'un vol d'Indian Airlines, entre Katmandou et New Delhi, le 24 décembre 1999. L'un des 160 passagers, le Dr Françoise Jougla, a, en effet, déposé plainte à son retour à Paris et une instruction a été confiée au juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière. Il s'avère que les pirates de l'air ont relâché leurs otages sur l'aéroport de Kandahar, en Afghanistan, le 31 décembre 1999, après avoir notamment obtenu la libération par les Indiens de Masood Azhar. Ce même homme aurait joué, deux ans plus tard, un rôle clef dans l'enlèvement de Daniel Pearl à Karachi. Capitale économique du Pakistan, ce grand port du Sud, sur la mer d'Oman, est devenu, au fil des ans, l'une des principales plaques tournantes d'activités terroristes dans le pays. Le phénomène est ancien: depuis une vingtaine d'années, plusieurs milliers de personnes ont été tuées dans cette agglomération de 14 millions d'habitants. Pendant la seule année 1995, par exemple, les services de police y recensaient 1 742 «crimes terroristes»... Les conflits armés sont alimentés par la culture des armes à feu et la mafia de la drogue, sans oublier la rivalité entre les deux grandes obédiences musulmanes - sunnite et chiite. Des millions d'Afghans se sont réfugiés à Karachi, à partir des années 1980, pendant la guerre contre les Soviétiques. Ils sont venus grossir la population déjà installée dans des katchiabaadis, bidonvilles aux toits de tôle ondulée ou de bâches en plastique. Quant à leurs enfants, ils ont rejoint les madrasas (écoles coraniques) de la ville, dont certaines pratiquent une interprétation musclée des textes islamiques. Ainsi, quelque 15 000 élèves assistent aux cours de la Jamia Binoria, un groupe sunnite radical. Interrogé par L'Express quelques mois avant les attentats du 11 septembre, le porte-parole du mouvement, le mufti Mohammed Jamil, reconnaissait l'existence de liens entre ses écoles et plusieurs groupes armés alors actifs en Afghanistan, au Cachemire ou en Asie centrale ex-soviétique: «A l'issue de leur scolarité, certains de nos étudiants prennent les armes et offrent leurs services pour le jihad, la guerre sainte.» Oussama ben Laden est une vieille connaissance du mufti: «Je l'ai rencontré à plusieurs reprises. Au temps de la guerre contre les Soviétiques en Afghanistan, il était déjà un moudjahid, et les Etats-Unis lui venaient en aide. Pour nous, c'est un héros. S'il a des ennuis, notre devoir est de l'assister.» Les premières attaques terroristes contre des étrangers de Karachi remontent à mars 1995, quand deux agents du consulat américain ont été abattus dans le centre-ville. Deux ans plus tard, quatre membres de l'Union Texas, une compagnie pétrolière américaine, ainsi que leur chauffeur, étaient tués par balles. Venant après l'explosion d'une bombe dans un temple protestant d'Islamabad, en février dernier, l'attentat contre les Français survient alors que les investisseurs commençaient juste à revenir dans la région. L'objectif des islamistes est clair: déstabiliser le régime du général-président Pervez Moucharraf et contraindre le chef de l'Etat à abandonner sa politique pro-occidentale. A terme, espèrent-ils, Islamabad pourrait à nouveau venir en aide aux ex-taliban afghans et aux mouvements séparatistes du Cachemire. =Similitudes avec l'attaque de Djerba= En attendant, les enquêteurs doivent tenter de remonter la filière vers les commanditaires de l'opération sanglante du 8 mai. Impossible de ne pas relever des similitudes avec l'attentat contre la synagogue de Djerba, en Tunisie. Celui-ci porte la marque d'Al-Qaeda, comme l'ont établi de récents éléments judiciaires. Le 16 avril, le chauffeur d'un camion-citerne fait exploser son véhicule devant le bâtiment, alors qu'un groupe de touristes vient d'y pénétrer. L'explosion tue 19 personnes, dont 14 Allemands, un retraité français, Paul Sauvage, 75 ans, et un guide franco-tunisien, Mohamed Fatmi, 50 ans. Ce matin-là, un groupe de Français devait visiter ce joyau architectural décrit dans tous les guides. Le kamikaze est rapidement identifié. Il s'appelle Nizar Nawar. Sa famille, qui a émigré à Saint-Priest, près de Lyon, affirme qu'il ne leur a jamais rendu visite et n'arrive pas à croire à un quelconque engagement islamiste. Pourtant, la perquisition effectuée à son domicile par la police tunisienne, secondée par des agents du BKA (Office fédéral de police criminelle) allemand, a permis de découvrir un téléphone satellitaire semblable à ceux utilisés par les hommes d'Al-Qaeda. Il s'en est servi peu avant l'attentat pour joindre, à Duisburg, en Allemagne, Christian G. Celui-ci a reconnu qu'il avait rencontré Nizar Nawar dans une mosquée au Pakistan et qu'il avait suivi, l'an dernier, une formation paramilitaire en Afghanistan. En tirant ce fil, les enquêteurs allemands débouchent au c?ur du commando responsable des attentats du 11 septembre. Christian G. était en effet en relation avec un Marocain qui partageait, à Hambourg, l'appartement de deux des terroristes. Dont le chef des kamikazes, Mohammed Atta. Ces derniers mois, en somme, de nombreux ressortissants français ont été victimes des hommes d'Al-Qaeda ou de leurs émules. Le Quai d'Orsay s'apprête donc à réévaluer les risques, pays par pays. Jacques Chirac a, pour sa part, demandé au gouvernement de faire preuve de «la plus extrême vigilance face aux risques liés à l'instabilité, aux conflits dans bien des régions du monde et au terrorisme international». Les services de renseignement sont pessimistes: les combattants du jihad n'ont pas renoncé.