Luz adapte en BD "Vernon Subutex" de Virginie Despentes

Détail de la couverture de
Détail de la couverture de

Récit introspectif d’un homme hanté par ses souvenirs et ses errances dans un monde moderne rapide et agressif, Vernon Subutex de Virginie Despentes était destiné à être adapté par Luz. "Pour Virginie, j’étais le seul légitime, car je suis le seul à être autant obsédé par la musique dans mon travail", confie l'ex-dessinateur de Charlie Hebdo, qui a raconté sa passion pour le rock dans plusieurs livres dont Alive (2017).

Avec la complicité de la romancière, Luz s'est complètement approprié l'odyssée parisienne de Vernon Subutex, ancien disquaire devenu un paria de la société après la mort du chanteur Alex Bleach, son ami et protecteur. Luz y a trouvé le matériau idéal pour réaliser son album le plus personnel depuis Catharsis (2015), récit de son retour à la vie après les attentats de 2015.

"Ce livre est bien plus un miroir que tous les autres que j’ai faits", confirme-t-il, avant de s'amuser: "Comme moi, Vernon est souvent à poil et il n’a pas un très gros sexe!"

Inspiré physiquement de rockeurs comme Neil Young ou David Bowie, Vernon est sexy, mais cabossé, comme s'il était usé avant l'heure. Luz aime ces personnages à l'apparence vieillissante: "J’ai toujours tendance à vieillir les gens. J’aime bien la crevasse, la ride. Evidemment, la ride, ça rappelle le sillon, le vinyle et la musique. Si j’aime tant les vinyles, ce n'est pas parce que le son est pur, mais parce que ça se dégrade."

Son Vernon Subutex a aussi un regard d'une rare intensité: "Je suis très fasciné par les yeux, par les cernes - un truc que beaucoup de dessinateurs et de dessinatrices aujourd’hui ont un peu oublié: le regard, alors qu’on est précisément dans une société du regard. Trouver l’humanité dans le regard de l’autre, c’est la seule chose qui peut nous sauver de la folie."

Comme un morceau de Pink Floyd

Dans Indélébiles (2018), Luz retrouvait ses copains de Charlie Hebdo. Dans Vernon Subutex, il renoue avec la musique. Ce dingue de concerts n'était plus capable d'en écouter depuis les attentats de 2015. Il a replongé grâce à Virginie Despentes, se laissant guider pendant l'élaboration de la BD, par le punk californien, le hardcore new-yorkais, le krautrock allemand, mais aussi Lingua Ignota, qui mêle chant liturgique et métal, et Frank Zappa.

Retrouver la musique a été bénéfique: Vernon Subutex est l'album d'un artiste plus inspiré que jamais, désireux de "jouer avec les libertés offertes par le dessin" et d'"être le plus généreux possible". Chaque planche est unique, une expérimentation graphique. On retrouve l’habileté de Luz pour les transitions: un store devient des paupières, une statue se métamorphose en homme et un arbre se transforme en main.

"J’ai passé plus de temps à réfléchir sur ces liens que sur le reste", raconte le dessinateur. "Ça a été très important pour moi. Il fallait rendre tout ça très fluide, comme dans le livre de Virginie. Et c'est une manière de dire qu'il faut accepter que le temps nous change et qu’on ne peut pas changer le temps. Ça vient de Changes de Bowie!"

Ces transitions sont soignées, comme dans les albums de Pink Floyd, pour renforcer la dimension musicale et polyphonique du récit de Virginie Despentes. "Certaines constructions peuvent faire penser au morceau Careful With That Axe, Eugene (1968)", abonde Luz. "On est dans le calme, dans une forme de routine, puis tout d’un coup ça explose, alors que tous les éléments se mettent en place."

"J’ai souvent été dans le cyclone"

Chaque chapitre du récit de Virginie Despentes possède sa musicalité. Certains peuvent être "très lourds, très copieux, comme une chanson de Neal Hannon de The Divine Comedy, quelque chose de pop et épique", d'autres sont lents et abstraits, "comme un requiem d’Arvo Pärt", commente Luz: "Quitte à parler de musique, il fallait faire de la musique, il fallait travailler ce rythme-là."

Chaque page possède donc sa musicalité, mais aussi sa couleur, en partie réalisée par Luz. Vernon voyage de page en page comme s'il passait de monde en monde, et pénétrait dans une autre dimension. Sorte de messie des temps modernes, Vernon reste zen dans un monde en colère et avance "dans une histoire qui n’est pas forcément la sienne, mais où il modifie complètement le monde qui l’entoure":

"Je voulais qu’il soit comme l’œil du cyclone du livre. Il chute droit dans sa vie et autour de lui se créé une espèce d’ouragan. Il catalyse les angoisses, les désirs, les énergies, les appétits des uns et des autres", explique Luz. "J'aime bien cette idée d’être dans l’œil du cyclone. C’est l’endroit où on est apaisé. Plus il sombre, plus il est apaisé. Plus il accepte son destin. C’est quelque chose que je connais bien. J’ai souvent été dans le cyclone et j’ai souvent rêvé d’être juste dans l’œil."

"Je ne sais jamais où je suis"

Malgré ce tourbillon d'inventivité graphique, Vernon Subutex est paradoxalement la BD la plus classique de Luz. Lui qui pratiquait depuis Catharsis un dessin libre, presque aérien, réalisé sans crayonné ni brouillon, hors des cases, est revenu pour une grande majorité de l’album à un découpage classique. L'ancien de Charlie Hebdo n’est pas pour autant rentré dans le rang:

"Convoquer ce qui reste en moi de BD classique, c’est révolutionnaire! Les cases dans Vernon Subutex ne sont pas là pour cadrer l’imaginaire ou la liberté. Au contraire, elles sont là pour être éclatées, explosées. Elles sont même là pour être un alibi de réalité bédéistique comme Vernon a un dernier pied dans la réalité qui explose à chaque moment. La case est l’outil que je tords pour basculer de la réalité au fantastique. Quand un type perd son boulot, on bascule complètement dans le fantastique."

Comme dans ses précédents albums (Catharsis, mais aussi Indélébiles ou Hollywood menteur, sur Marilyn Monroe), passé, présent et futur se mêlent. Chez Luz, la fantasmagorique l’emporte toujours sur la réalité - ce que le narrateur de Vernon Subutex nomme la "réalité invisible à la conscience". Un sentiment partagé par Luz au quotidien: "Je ne sais jamais où je suis", confie-t-il.

Son dessin prouve qu'il est quand même bien parmi nous. Il a troqué le pinceau pour la plume, adoptant un geste "plus enragé, plus monomaniaque". Il se dégage de ses planches une énergie et une colère inédites. "C’est peut-être parce que je n'ai jamais fait un album aussi réaliste. Réaliste dans le sens où j’ai travaillé ce bouquin comme si j’allais faire un reportage. Pour moi, c’est un immense reportage sur ce qu’est la France."

"Le dessin a quelque chose d’absolument protecteur"

Ce réalisme est selon lui nécessaire pour renforcer l'errance et la marginalité de son personnage: "Plus il y a de détails, plus c’est irréel", estime celui qui voit dans le dessin une manière de lutter contre sa solitude et son retrait du monde, lui qui vit toujours sous protection policière.

Une planche de Vernon Subutex montre le personnage faire l'amour au tatouage dorsal d'une femme. Chez Luz, le dessin est toujours en mouvement, en train de transformer le réel. Il est le reflet d'un monde et d'une réalité instables où l'artiste peine à trouver sa place, sauf lorsqu'il peut ordonner le chaos qui l'entoure en dessinant:

"J’ai compris un truc en regardant ma fille dessiner", dit Luz. "J’ai longtemps cru que je dessinais pour comprendre le monde. Ce n’est pas vrai. On dessine, parce que c’est un espace où on ne te fait pas chier. Plus on dessine [de manière réaliste], plus c’est long et moins on te fait chier. Le dessin a quelque chose d’absolument protecteur."

Cette avidité de dessins dans Vernon Subutex témoigne de ce désir de protection, mais aussi d'une "espèce d’inquiétude de [se] retourner et de voir le chemin accompli": "Ça ne sert à rien les chemins accomplis", assène le dessinateur. "Quand il y a eu les attentats, j'ai été obligé de m’arrêter et de voir le chemin accompli. Et, ça, c’était vertigineux. Ça fait vachement peur."

"J’ai besoin de savoir qu’il y a un monde autour de moi"

Luz a été très entouré pour son adaptation de Vernon Subutex. Plus que sur aucun autre album. Travailler avec Virginie Despentes lui a permis de créer les planches les plus inventives de sa carrière: "J'ai été obligé d’être encore plus fort que le texte d’origine, de me surpasser." Il a aussi collaboré avec une coloriste, Mathilda, et deux éditeurs d’Albin Michel, Martin Zeller et Marion Jablonski.

"J’adore collaborer", glisse-t-il. "Pendant un quart de siècle, j’ai collaboré avec des gens. Sauf qu’au final, t’es toujours tout seul. Je pense que ça fait du bien aussi, de savoir que tu ne travailles pas uniquement pour un lecteur idéal, mais aussi pour des gens qui t’accompagnent. Les Anglais distinguent la 'solitude' de la 'loneliness'. Il y a une grande différence entre être seul et être solitaire. Vernon est comme moi: c’est un type solitaire, qui finalement a dû mal à être seul, alors il va voir les autres. Je suis un solitaire, mais j’ai besoin de savoir qu’il y a un monde autour de moi."

Luz nourrit malgré tout quelques craintes pour la suite: "Virginie m’a permis de faire mon livre le plus personnel. C’est vachement inquiétant, parce que maintenant je me dis qu’il va falloir que je fasse des bouquins tout seul, où je ne raconte pas la vie des autres, où je ne raconte pas forcément ma vie, où je n’adapte pas. C’est un grand vertige. J’ai 1.000 histoires que je pourrais faire, mais elles n’avancent pas beaucoup."

Pour l’heure, Luz, qui rêve toujours d'adapter Shining de Stephen King en BD, planche sur la suite de Vernon Subutex. La sortie est prévue à la rentrée 2021, ou plus tard, selon l'évolution de la pandémie. Il a terminé vingt-cinq pages: "Ce n’est pas beaucoup. Quelques déflagrations de l’actualité m’ont empêché d’aller rapidement. On va s’y remettre."

"Tu es un warrior!", hurle Vernon Subutex à la fin de l’album, pour se donner de la force, sur les conseils d’Alex Bleach. Luz aussi est un "guerrier": "Si quelqu’un comme Alex Bleach me le demande avec autant de conviction, je pense que je le suis. Je pense aussi que je ne suis pas à la hauteur des espérances de beaucoup de gens, mais que je suis au moins à la hauteur des espérances de mon entourage proche. C’est la seule chose qui compte."

Vernon Subutex, Luz (dessin, scénario, couleur), Virginie Despentes (scénario), Mathilda (couleur), Albin Michel, 304 pages, 29,90 euros.

Article original publié sur BFMTV.com