L’antivax, cet ennemi trop fantasmé
La pandémie de Covid-19 a suscité un grand intérêt pour ce qu’on appelle « l’hésitation vaccinale », non seulement de la part des autorités et des experts, mais aussi d’un public soucieux de mettre fin à la pandémie. La figure de l’« antivax », souvent représenté comme un être profondément irrationnel, complotiste, chevillé aux réseaux sociaux, s’est érigée comme un épouvantail, s’inscrivant dans l’imaginaire collectif.
Cette image caricaturale sert souvent de miroir à celles et ceux qui se revendiquent de la méthode scientifique. En sachant qui sont nos adversaires, nous pouvons mieux identifier qui nous sommes…
Pourtant, de nombreuses enquêtes d’opinion ont tenté d’identifier les attitudes du public par rapport à la vaccination et de peindre cette réalité sous un jour plus nuancé. Nous avons contribué à ces efforts, notamment à travers le « baromètre de la motivation », une recherche de grande ampleur menée en Belgique pendant toute la durée de la pandémie.
Sur base de l’expérience acquise dans ce cadre, et plus largement sur foi de la littérature récente sur ces questions en sciences psychologiques, nous aimerions tirer quelques leçons dans le domaine de la psychologie de la vaccination.
De « l’antivax » à « l’hésitant vaccinal »
L’hésitation vaccinale correspond au fait de refuser de se faire vacciner, ou de tarder à le faire, en dépit de la disponibilité d’un vaccin. Il s’agit donc souvent d’un comportement « par omission », ce qui le rend d’autant plus difficile à cerner pour les psychologues.
En effet, ce non-comportement peut découler d’une variété de facteurs qui ne correspondent pas forcément à une opposition radicale à la vaccination, comme tendrait à le suggérer l’image caricaturale de l’antivax évoquée plus haut.
On peut, par exemple, être favorable au principe de la vaccination, mais ne pas se faire vacciner (ou ne pas faire vacciner son enfant) pour des raisons logistiques : manque de temps, infrastructures non disponibles, difficultés de mobilité… Ou encore parce qu’on se sent « peu à risque », parce que l’on a l’impression que « ça ne sert à rien », etc.
Par ailleurs, certaines personnes sont opposées à un vaccin spécifique, mais pas à un autre. D’autres peuvent considérer que le vaccin est sûr pour la plupart des gens, mais pas pour elles (étant donné leur histoire médicale ou leurs expériences précédentes…). Bref, ce qu’on appelle l’hésitation vaccinale correspond à des réalités psychologiques fort variées.
Ce préalable étant posé, est-il légitime d’associer hésitation vaccinale et conspirationnisme ?
Les hésitants vaccinaux sont-ils des complotistes ?
Une vaste étude internationale révèle un lien solide entre l’adhésion à des théories du complot sans rapport direct avec la vaccination (par exemple, à propos de la mort de Lady Di) et l’hésitation vaccinale.
Comment interpréter une telle association ? Il est tentant de voir le conspirationnisme comme la source des attitudes d’opposition à la vaccination. Après tout, la vaccination de masse est une vaste entreprise impliquant de nombreuses institutions et organisations (industries pharmaceutiques, organes de veille sanitaire, médecins…) qui ont le don de susciter la méfiance des personnes attirées par des théories du complot.
Toutefois, à l’inverse, l’adhésion à des théories conspirationnistes permet aussi de rationaliser le refus de se faire vacciner. En d’autres termes, on se trouve face au problème de « l’œuf ou la poule » : si l’hésitation vaccinale peut découler du conspirationnisme, ce dernier peut aussi justifier la non-vaccination a posteriori.
Il se peut ainsi que l’on hésite à se faire vacciner en raison de la peur des seringues, très commune. Dans le cas d’une telle crainte – bien ancrée, mais dont on admettra aisément le caractère irrationnel, les supposées manigances de « Big Pharma » peuvent agir comme un paravent utilisé pour masquer une réelle panique à l’idée de voir une aiguille pénétrer dans ses muscles.
La question de la poule et de l’œuf n’est donc pas toujours évidente à démêler quand on envisage les relations entre vaccination et complotisme. Cependant, une étude récente suggère que la fonction de rationalisation jouée par le conspirationnisme est plus importante que celle de déterminant.
Bref, il serait simpliste de réduire les causes de l’hésitation vaccinale au conspirationnisme.
Croire et « croiver »
Lorsque les gens expriment leur positionnement par rapport à la vaccination, ou par rapport à une théorie conspirationniste, ils ne font pas que révéler une attitude fermement ancrée. Ils expriment aussi la façon dont ils se situent dans leur univers social. Dire « je suis contre la vaccination », peut signifier « je suis libre »/« je ne me laisserai pas faire ». On l’oublie souvent : les attitudes ont une fonction expressive.
Sur la base d’entretiens menés dans un quartier populaire bruxellois, le sociologue Renaud Maes constate que l’opposition à la vaccination chez les jeunes reflète en fait une forme de défiance vis-à-vis du monde médical (qui facturerait des soins non nécessaires) et des autorités (qui chercheraient à les surveiller).
Imaginons quelqu’un qui réponde « tout à fait d’accord » à l’affirmation « les vaccins à ARN messager sont dangereux », dans un questionnaire. Cela reflète-t-il une croyance ? Sebastian Dieguez propose la distinction entre « croire » et « croiver » pour caractériser la différence entre deux sens possibles de ce verbe : comme conviction de l’existence d’une réalité (penser que ces vaccins sont effectivement dangereux) d’une part, comme posture manifestant une identité (par ex. son refus d’être un « mouton ») d’autre part.
Ces deux postures n’appellent pas les mêmes réponses. Pour démonter une « croyance », on pourra s’armer de faits. En revanche, s’attaquer à une « croivance » demandera d’en identifier les racines. À quelle motivation plus profonde répond l’expression de cette affirmation ? Est-il possible de concilier cette motivation et la vaccination (qui, après tout, n’est ici qu’un prétexte) ?
Bien sûr, plutôt que de voir la croyance et la « croivance » comme des réalités dichotomiques, on peut les envisager comme les extrêmes d’un continuum.
Réactance
Nous n’avons pas pris l’exemple de l’affirmation « je suis libre » au hasard. Ce qu’on appelle la réactance ou la volonté d’affirmer sa liberté, en réagissant à des injonctions visant à la contraindre, est une des variables psychologiques les plus intimement associées à l’hésitation vaccinale.
À bien des égards, l’opposition à la vaccination est, pour certains de celles et ceux qui la revendiquent, analogue au comportement du célèbre manifestant chinois bravant seul une colonne de chars sur la place Tien Anmen, en 1989…
La théorie de la réactance postule que les individus sont attachés à leur liberté et sont dès lors susceptibles de réagir à des messages vécus comme contraignant celle-ci de façon opposée à ce que prescrivent ces messages. Ce faisant, ils espèrent recouvrer leur liberté menacée.
Une étude menée dans 24 pays montrait en 2018 que la tendance à la réactance était l’un des principaux corrélats psychologiques des attitudes d’opposition à la vaccination. Une autre met en évidence que cette réactance explique fort bien les réponses de personnes hésitantes à des politiques d’obligation vaccinale.
Exprimer des attitudes ou croyances contraires à des normes vécues comme contraignantes peut ainsi répondre à une telle motivation. On se situera alors clairement, là encore, dans le domaine de la « croivance ». À la lumière de ces résultats, les travaux sur la réactance et sur la réalité de l’effet de retour de flamme gagneraient à être davantage intégrés pour mieux appréhender l’impact des attitudes vaccinales sur la réaction aux messages de santé.
L’hésitation vaccinale : une attitude fluctuante
Lorsqu’on consultait les résultats du baromètre de motivation en décembre 2020, alors que le vaccin n’était pas disponible, il était légitime de s’interroger sur l’enthousiasme de la population belge à se faire vacciner (le même constat s’applique dans de nombreux pays). Une proportion considérable de répondants hésitait ou s’opposait à la vaccination.
En revanche, lorsque nous avons interrogé ces mêmes personnes quelques mois plus tard, la plupart manifestaient des attitudes bien plus favorables. C’était un cas classique de « bandwagoning » (« prise du train en marche ») : à mesure que les personnes de leur entourage se faisaient vacciner, bon nombre d’hésitants de la première heure tendaient à faire de même. Pourquoi ?
L’influence du comportement des autres membres de sa communauté joue ici un rôle capital. Dans une étude ingénieuse, les auteurs ont présenté un site web de prise de rendez-vous en vue d’une vaccination. Selon la condition, soit 25 %, soit 75 % des places étaient déjà prises.
Les répondants s’inscrivaient bien davantage dans cette dernière condition.
Les normes sociales – ce que les membres de notre groupe font ou jugent désirable de faire – jouent un rôle déterminant dans nos attitudes. En situation d’incertitude, elles sont un puissant guide, une preuve sociale, permettant d’orienter nos conduites. Pour vous en convaincre, imaginez-vous en présence d’une foule s’enfuyant devant un nuage de fumée dont vous ignorez l’origine. Ne serez-vous pas tenté de courir avec elle ?
Et de fait, des études récentes montrent que le lien entre conspirationnisme et l’intention de se faire vacciner s’annulait si on prenait en compte les normes perçues. Autrement dit, si on croit que son entourage trouve important de se faire vacciner, on se fait vacciner bien plus, quel que soit le niveau de conspirationnisme. Ce dernier ne prédit l’intention de se faire vacciner que lorsque l’on ne perçoit pas de norme provaccination dans son entourage.
Rapport à la science et attitudes vaccinales
Étant donné les résultats spectaculaires de la vaccination, qui constitue l’une des réponses les plus efficaces apportées par la science pour lutter contre les maladies infectieuses, on peut se demander si l’opposition à la vaccination se nourrit d’un manque de culture scientifique.
Une fois encore, la réponse à cette question est plus nuancée qu’il n’y paraît. Certes, l’adhésion à des systèmes de croyances concurrents peut expliquer en partie les attitudes d’opposition à la vaccination. Ainsi l’adhésion à certaines croyances religieuses, telle que la providence divine, a pu jouer un rôle dans la résistance à la vaccination (et continue à le faire dans certaines communautés).
En Occident, d’un autre côté, une forme de spiritualisme laïque, selon lequel seule l’expérience personnelle, voire l’intuition, seraient plus « vraies » que des propositions générales et abstraites, semble autrement plus important. Son effet sur la vaccination s’explique par une confiance plus faible dans la science.
Dans le même temps, de nombreuses personnes opposées à la vaccination manifestent une véritable foi en la science et se réclament de celle-ci pour justifier leurs attitudes. Dans leur esprit, la pratique de la science aurait été pervertie par des intérêts financiers ou politiques. Celles et ceux qui promeuvent la vaccination (des experts universitaires aux autorités) ne pratiqueraient donc pas une science « neutre » et « véritable », dont eux se revendiquent être garants.
En ce sens, c’est moins une absence de culture scientifique, qu’une absence de confiance dans les institutions scientifiques qui nourrit leur défiance.
Le messager souvent plus important que le message
Pour un public incertain, peu sûr de ses connaissances médicales, le contenu des messages centrés sur les bénéfices de la vaccination est souvent moins important que leur source – puis-je lui faire confiance ou pas ?
Ainsi, dans une étude menée aux États-Unis auprès de participants chrétiens non vaccinés, un message provaccination s’avérait beaucoup plus efficace si sa source (le directeur d’une importante agence de santé) mettait en exergue sa foi chrétienne que s’il ne le faisait pas. En fait, on constate même qu’un même message de santé peut être accepté ou rejeté selon que ceux qui le professent proviennent d’un groupe auquel on s’identifie ou pas…
Par exemple, aux États-Unis, des électeurs républicains adhéraient plus à des mesures sanitaires si elles étaient recommandées par des élus républicains que démocrates alors que l’inverse se produisait pour des démocrates… quand bien même cette appartenance politique n’avait aucune pertinence par rapport à leurs compétences médicales.
Ce tweet de la vice-présidente des États-Unis Kamala Harris avait plus de chance d’être entendu par les sympathisants démocrates que républicains…
Ces résultats soulignent le fait que la confiance dans les autorités, nécessaire pour mettre en œuvre des comportements de santé comme la vaccination, est ancrée dans l’appartenance à une collectivité dont on se définit comme membre. On a confiance en un message dans la mesure où sa source représente bien un groupe auquel on s’identifie.
Hésitation vaccinale et rationalité
Il importe de souligner que les processus psychologiques mis en évidence s’appliquent tout autant aux personnes qui sont favorables à la vaccination.
Lorsque ces dernières font part de leur enthousiasme pour la vaccination, elles aussi répondent à des motivations bien plus diverses qu’une simple adhésion à un message de santé. Il peut s’agir de revendiquer une image de « rationalité », de démontrer son altruisme, de maintenir un sentiment de contrôle sur sa destinée ou la croyance que le monde est juste, etc.
Elles aussi sont sujettes à des normes sociales et à l’influence d’autorités en qui elles ont confiance. Et elles aussi tendent à rationaliser leurs choix de santé dans un sens qui les arrange…
Et si un anti-vaccin peut finir par se ranger à la vaccination, le mouvement inverse peut se produire, lors d’une crise sanitaire mal gérée par exemple. En matière de lutte contre l’hésitation vaccinale, il ne sert donc à rien de ridiculiser ceux qu’on désigne comme « antivax », car cela risquerait de renforcer leurs postures.
On sera mieux avisé d’essayer de cerner les mécanismes qui motivent les prises de position de chacun, afin mieux comprendre l’origine de ces attitudes et ce qui est susceptible de les (et de nous) faire évoluer…
Pour aller plus loin :
- Olivier Klein et Vincent Yzerbyt sont les auteurs de « Psychologie de la vaccination », un livre de vulgarisation scientifique présentant les recherches sur l’hésitation vaccinale, paru en 2023 aux Éditions de l’Université de Bruxelles.
La version originale de cet article a été publiée sur La Conversation, un site d'actualités à but non lucratif dédié au partage d'idées entre experts universitaires et grand public.
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Vincent Yzerbyt est membre du think tank InES (https://inesthinktank.be/). Pour les travaux dans le cadre de la pandémie, il a reçu des financements du Fonds National de la Recherche scientifique (FWB, Fédération Wallonie-Bruxelles, Belgique), de l'INAMI (INAMI Institut national d'assurance maladie-invalidité, Belgique) et du ministère de l'enseignement supérieur de la FWB.