L’accès aux soins dentaires n’est pas qu’une question médicale, c’est aussi un marqueur social

Les dents sont le reflet des inégalités sociales et un sourire abîmé peut marquer durablement une vie.
Djavan Rodriguez / Getty Images Les dents sont le reflet des inégalités sociales et un sourire abîmé peut marquer durablement une vie.

SANTÉ - « Pendant plus d’un an, j’ai ouvert la bouche le moins possible. » Juliette* a 32 ans et quand elle était étudiante, elle a perdu une prémolaire. Un souvenir douloureux, et pas seulement sur le plan médical : sa vie sociale entière en a été entachée.

Elle n’est pas la seule dans ce cas. Ceux qui ont vu leur sourire abîmé savent combien le rôle social de la dentition est fort. Olivier Cyran, journaliste et auteur, en a même écrit un livre : Sur les dents, ce qu’elles disent de nous et de la guerre sociale (éd. La Découverte). « Les dents sont une vitrine de nous, une des choses les plus visibles sur notre visage, explique-t-il au HuffPost. La santé dentaire est essentielle au bien-être personnel sur le plan médical, mais aussi sur le plan psychique et social. »

Les remboursements des frais dentaires par la sécurité sociale ont été revus à la baisse depuis ce 15 octobre. L’occasion de rappeler que les dents peuvent souvent être le reflet des inégalités sociales et qu’un sourire édenté peut marquer durablement une vie. Trois personnes ont accepté d’en témoigner auprès du HuffPost.

Voir ses dents se dégrader et le regard des autres changer

Adam* a commencé à avoir des problèmes de dents à 10 ans. « Je n’étais pas suivi par un dentiste, et j’ai eu des soucis de caries et de tartre qui m’ont amené à casser mes deux dents de devant. On s’est beaucoup moqué de moi. » Aujourd’hui âgé de 21 ans, il ne sourit plus « par peur des critiques ». « Quand on voit mes dents, j’ai l’impression d’être jugé comme une bête de foire. J’ai perdu confiance en moi », écrit-il.

Un malaise qu’Alix*, qui décrit ses dents de devant comme « de travers », ressent principalement sur l’aspect esthétique. « On va dire que ce n’est pas trop le standard de beauté actuel d’avoir des dents pas alignées. Et cacher ses dents, c’est un peu compliqué. » Le canon hollywoodien du sourire bright a en effet encore de beaux jours devant lui. Et si le fait de refaire ses dents à neuf est souvent un symbole de succès financier, voir son sourire se dégrader est plutôt stigmatisé. Des remarques banales sur les « chicots », au scandale des « sans dents » de François Hollande, les dents sont aussi un marqueur social fort.

Sur le sujet, Olivier Cyran cite un témoignage recueilli pour son ouvrage, celui de Bader, « un jeune militant qui faisait un boulot incroyable dans les quartiers à Grigny (91), raconte le journaliste. Il portait un dentier des suites d’une parodontite, et il était confronté à une stigmatisation forte. Il raconte que puisqu’il venait d’un quartier pauvre et qu’il avait une mauvaise dentition, on le catégorisait comme un toxicomane. »

Un raccourci entre dents et statut social que Juliette* a vécu comme un sentiment de « déclassement ». Quand elle se retrouve avec une dent en moins, elle est étudiante, n’a « pas vraiment de mutuelle » et doit économiser pendant un an et demi pour réunir les fonds suffisants à la pose d’un implant et d’une couronne. Pendant ces mois, elle a très peur de voir le comportement des autres changer autour d’elle. En premier lieu, dans le cadre de son job étudiant. « Je ne voulais pas qu’on puisse voir mon trou dans la bouche au travail. Je savais que si mes chefs s’en rendaient compte, j’aurais droit à des réflexions très dures. J’avais l’impression que ça faisait très “cas social” et j’avais peur que ça se reflète sur mon traitement au travail. »

Un coût élevé et des inégalités d’accès aux soins dentaires

Les personnes interrogées pour cet article décrivent toutes un sentiment de « honte » à parler de leur dentition. Pour Olivier Cyran, qui a été amené à retracer une histoire du soin dentaire dans son ouvrage, plusieurs facteurs sont à l’origine de ce ressenti. En premier lieu, l’existence de discours anciens qui associent dentition et valeur de l’âme. « Au XVIIIe siècle déjà, un moraliste suisse faisait une sorte de descriptif des qualités morales associées aux dents. Plus on avait des dents gâtées, plus notre âme était corrompue : l’idée selon laquelle l’état de nos dents est corrélé à nos vices est ancienne. »

Mais aujourd’hui, c’est surtout le discours médical et institutionnel autour la responsabilité individuelle qui transforme les problèmes dentaires en une sorte d’échec. « En répétant “Si vous voulez des dents en bonne santé, brossez-vous les dents”, on concourt à donner le sentiment aux patients qu’avoir des dents en parfait état ne dépend que d’eux », affirme l’auteur, qui rappelle que la dentition dépend de facteurs multiples. « La génétique, les hasards malheureux, mais aussi l’accès à une alimentation équilibrée et aux soins qui permettent d’éviter la dégradation de nos dents. » Il décrit les dents comme « un indicateur de la force de frappe des inégalités sociales. »

Citant un communiqué du ministère de la Santé sur les inégalités d’accès aux soins bucco-dentaires, l’auteur souligne que les renoncements aux soins pour les jeunes sont deux fois plus importants chez les classes sociales défavorisées. Une enquête de l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé (Irdes) de 2014 souligne que près de la moitié des renoncements aux soins faute d’argent concerne les soins dentaires, souvent coûteux et moins bien pris en charge. Quand les soins touchent à l’esthétique, les frais peuvent être encore plus lourds. « Je ne supporte plus mes dents, mais la sécurité sociale et ma mutuelle ne couvrent pas l’orthodontie chez les adultes. Pour les aligner, le devis dépasse les 5 000 €, c’est une très grosse dépense », confie Alix.

Un isolement y compris auprès des proches

Au-delà du médical, si les interrogés sont prêts à investir autant dans des soins dentaires, c’est qu’un sourire abîmé suscite souvent des regards réprobateurs ou excluant qui peuvent transformer le quotidien de ceux qui les subissent en enfer.

« J’ai recueilli des témoignages de personnes qui allaient manger dans les toilettes au travail, qui vivaient un isolement même au sein de la cellule familiale ou affective », explique Olivier Cyran. Juliette en témoigne, puisqu’elle s’est elle-même isolée pendant la période où il lui manquait une dent. « Pendant des semaines, j’ai refusé de sortir de chez moi. J’ai même refusé de voir la famille de mon copain jusqu’à ce que ma dent soit soignée, alors qu’ils me connaissaient déjà. Je ne supportais pas qu’on me voie comme ça. »

Une problématique vaste, et peu prise en compte quand on parle de soins dentaires. « On peine encore à mesurer les conséquences physiques et psychiques des problématiques qui apparaissent quand les gens ont des dents endommagées ou manquantes. La santé dentaire est primordiale, et qu’on baisse la prise en charge par la sécurité sociale aujourd’hui, c’est inacceptable », conclut Olivier Cyran.

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