Comment "Jeanne Dielman" de Chantal Akerman est devenu le meilleur film de tous les temps

Révélé le 1er décembre 2022 par la prestigieuse revue Sight and Sound, l'équivalent britannique des Cahiers du Cinéma, le traditionnel classement des 100 meilleurs films de tous les temps a fait l'effet d'une bombe. Citizen Kane d'Orson Welles, unanimement considéré depuis des décennies comme le plus grand film de l'histoire du cinéma, était détrôné par Jeanne Dielman 23, Quai du Commerce, 1080 Bruxelles.

Sorti en 1976, ce film belge signé Chantal Akerman (1950-2015) retrace trois jours de la vie d’une femme, Jeanne Dielman (Delphine Seyrig), une mère veuve qui se prostitue pour joindre les deux bouts. Aussi minimaliste que minutieusement construit, le film met en scène son quotidien monotone rythmé par les tâches ménagères, ses dîners avec son fils de 17 ans et ses clients. Un jour, le désordre s'installe...

Sa ressortie ce mercredi au cinéma en version restaurée - prévue depuis deux ans - va permettre de revoir sur grand écran ce film pour en saisir toute la modernité et toute l'importance. "Tous les cinéastes aujourd’hui en vogue, une part de leur héritage vient de Jeanne Dielman", insiste Loris Dru-Lumbroso, responsable marketing de Capricci, la société de distribution qui ressort Jeanne Dielman.

"C'est un film qui a été éminemment précieux pour Agnès Varda, Gus Van Sant, Céline Sciamma, Alice Diop, Apitchatpong Weerasethakul, Barry Jenkins... Aux quatre coins du monde, c'est un film qui a eu sa postérité, sa légende, alors qu'il n'était pas simple à voir."

"Perfection de la mise en scène"

De par son dispositif cinématographique, qui consiste à montrer en quasi-temps réel certains gestes anodins du quotidien, et son sujet, une dénonciation de la charge mentale et de l'aliénation domestique des femmes, Jeanne Dielman occupe une place à part dans l'histoire du cinéma. "Pour moi, c'est le meilleur film de tous les temps", sourit Céline Brouwez, responsable de la Fondation Chantal Akerman. "Il est révolutionnaire, avant-gardiste. Personne n'avait parlé de ce sujet avant."

Chantal Akerman s'est inspirée de sa mère. "Je suis partie de quelques images très précises de mon enfance: ma mère que je voyais à l’évier, ma mère portant des paquets", avait-elle confié à Télérama en 1976. Entourée d'une équipe essentiellement féminine (un fait rarissime à l'époque), Chantal Akerman redéfinit avec Jeanne Dielman les sujets dont une femme peut s'emparer dans l'art.

"Chantal Akerman met à nu une certaine violence du réel", décrypte Corinne Maury, maître de conférences à l'Université de Toulouse-II, et autrice d'un livre sur Jeanne Dielman. "Le cinéma est là pour questionner ce qui se passe dans nos existences. Il n’est pas là pour déployer du spectacle, il est là pour nous inviter à regarder ce qu'on ne veut pas regarder: notre quotidien."

Malgré son rythme et son dispositif en apparence rebutants, Jeanne Dielman est universel. Difficile de ne pas ressentir une profonde émotion en regardant ce personnage condamné à répéter inlassablement ses actions. "Ce qui me touche le plus dans le film, c'est l'idée de mêler l'évocation de la prostitution à celle de son quotidien, le fait qu'elle mêle ces deux vies très machinalement", confirme Louis Descombes, responsable de la distribution chez Capricci.

"Ce qui m'impressionne le plus, c'est la perfection de la mise en scène, qui s'accompagne d'une précision du montage. Tout paraît à la fois parfaitement naturel et parfaitement calculé", s'enthousiasme Loris Dru-Lumbroso. "Je ressens une puissance devant le film. C'est un film tellement complet, tellement monumental", ajoute Céline Brouwez. Un aplomb que l'on retrouve sur le plateau du Masque et la plume, en 1976, lorsque Chantal Akerman remet à leur place des critiques. "Elle a une espèce de maturité assez étonnante", acquiesce Corinne Maury.

Revalorisation des réalisatrices

Principalement circonscrit à la cuisine, à la salle de bain et au salon de son héroïne, le film provoque une vive émotion dès qu'il suit son héroïne hors de son appartement. "C'est là que la mélancolie est la plus forte", note Loris Dru-Lumbroso. "Elle se confronte à d’autres personnes. Il y a une barrière sociale très forte, en permanence. À chaque fois qu'elle se rend quelque part, elle a du mal à obtenir ce qu’elle veut. Il y a ces petits moments de réconfort, quand elle boit un café toute seule."

Comme le note l'universitaire Alexandre Moussa sur le site Critikat, Jeanne Dielman reste aussi un film important, car il "propose un cinéma politique qui n'impose pas de modèles mais produit de la pensée, qui continue à soulever des questions plutôt que d'asséner des réponses". "La force du film donne une grandeur de réflexion", poursuit Corinne Maury. "Quand un film nous donne ainsi à penser, il a une force de vie."

Pour cette raison, Jeanne Dielman réconcilie cinéphiles français et anglo-saxons. C'est ainsi qu'en dix ans, il est passé de la 36e place du classement Sight and Sound à la première. En une décennie, le panel du classement, qui réunit plus de 1.600 de spécialistes du 7e Art, a beaucoup évolué. Le monde, aussi. #MeToo est passé par là. Le travail de nombreuses réalisatrices invisibilisées a été remis en lumière.

Pour certains, ce sacre ne serait pas sincère, malgré les qualités évidentes de Jeanne Dielman. Paul Schrader, connu pour avoir notamment écrit le scénario de Taxi Driver, s'était indigné en décembre dernier sur Facebook, jugeant ce choix comme le "symbole d'une réévaluation woke et déformée" de l'histoire du cinéma. Selon lui, le choix d'encenser ainsi Jeanne Dielman, un film qu'il apprécie par ailleurs, jette "le discrédit" sur Sight and Sound, une institution de la cinéphilie depuis 1952.

"Je ne sais pas si j’ai fait mieux..."

Richard Brody, critique du New Yorker, suggère au contraire que ce sacre propose "une vision plus audacieuse du cinéma". Dans un contexte "où la majorité des blockbusters de qualité floppent et l'intérêt du public pour les productions indépendantes s'émoussent", Sight and Sound "met au défi les réalisateurs contemporains de faire des films sans se soucier du box-office, des tendances, du goût de l'opinion publique" pour créer des œuvres qui perdureront dans l'histoire de l'art.

Lorsque le meilleur film de tous les temps s'oppose aux formes dominantes du cinéma, ne remet-il pas en cause la manière dont on regarde le cinéma? Comme son héroïne qui parvient progressivement à échapper à son quotidien aliénant, le film appelle à sortir des carcans. "Ce serait super de l'utiliser comme référence, que ce ne soit pas toujours les mêmes qui soient cités comme des références", insiste Céline Brouwez.

Chantal Akerman, qui n'avait que 25 ans à la sortie de Jeanne Dielman, a vécu toute sa vie en se demandant "comme faire mieux", avait-elle confié en 2009 dans les bonus DVD de son film. "Et je ne sais pas si j'ai fait mieux..." Le public pourra bientôt s'en (re)faire une idée: Capricci va prochainement sortir ses autres films, qui sont "des portes d'entrée plus simples d'accès à son cinéma", note Louis Descombes. "On prévoit une rétrospective en salles en deux parties des films de Chantal Akerman pour 2024."

Article original publié sur BFMTV.com