Guerre en Ukraine : des milliers d’enfants déportés vers la Russie comme "butin de guerre"

Depuis le début de la guerre, des enfants orphelins ou non sont envoyés de force en Russie. L’Ukraine dénonce des crimes de guerre et contre l’humanité.

GUERRE EN UKRAINE - Le 24 février 2022, son monde s’est effondré. Olena habitait à Izioum, dans la région de Kharkiv, avec son fils Andrii âgé de 17 ans lorsque les premiers blindés russes sont entrés en Ukraine. « Nous avions tellement peur, mais nous avions cet espoir tenace que tout serait bientôt terminé », raconte-t-elle au HuffPost un an plus tard.

Comme chacun, elle a essayé de continuer à vivre comme avant, entre les bombardements et les coupures d’électricité. Mais sa vie a de nouveau basculé deux mois plus tard. « Ce jour-là, Andrii et ma mère sont venus à l’hôpital où j’étais infirmière pour faire charger leurs téléphones grâce au générateur, car nous les utilisions comme lampe torche », se remémore-t-elle.

« Sur le chemin du retour, une bombe est tombée près d’eux. Ma mère est décédée. Mon fils, blessé, a été emmené dans un hôpital par l’armée russe », poursuit Olena. C’était le 30 avril 2022. « Les Russes lui ont dit que j’étais morte. Je n’ai retrouvé sa trace qu’un mois et demi plus tard par hasard, grâce à une Ukrainienne qui était dans le même service que lui. »

Des dizaines de camps de « rééducation » repérés en Russie

Elle n’en dira pas plus sur les retrouvailles avec Andrii dans cet hôpital de Moscou, et encore moins sur la manière dont elle a réussi à partir avec son fils. « Nous avons réussi à quitter la Russie grâce à des gens bienveillants. Mais je ne peux pas en parler, désolée », s’arrête-t-elle.

Comme Andrii, ils sont des milliers d’enfants ukrainiens à avoir été emmenés de force dans les territoires occupés ou en Russie : entre 260 000 et 700 000 en fonction des sources. Seuls 16 000 ont été identifiés, selon un comptage du gouvernement ukrainien. Les déportations ont été documentées par l’ONG Amnesty International en novembre 2022, puis détaillés par une étude de l’Observatoire des conflits menée par des chercheurs de Yale, une université américaine.

16 662 enfants ont été déportés et identifiés entre le 24 février 2022 et le 17 mars 2023.
16 662 enfants ont été déportés et identifiés entre le 24 février 2022 et le 17 mars 2023.

Cette dernière, publiée le 14 février 2023, a révélé qu’au moins 43 « camps » et autres « lieux aménagés » avaient été installés sur le territoire russe, certains en Sibérie. Dans une partie d’entre eux, les enfants de tout âge sont « rééduqués », terme utilisé par les auteurs de l’étude, « pour devenir pro-russes dans leurs opinions personnelles et politiques ».

« Ils apprennent des chants russes, l’hymne national. À Marioupol, lors du premier anniversaire de la guerre, certains d’entre eux ont été forcés de monter sur scène pour remercier les soldats russes de les avoir ’’sauvés’’ », expose au HuffPost Anastassiia Marushevska, fondatrice de Where are our people, une association qui enquête sur ces « kidnappings ».

« J’ai perdu tout contact avec ma famille »

Le fils de Denys, Pavlo, 9 ans, a failli atterrir dans l’un de ces camps. Au déclenchement de la guerre, tous deux vivaient à Koupiansk près de la région séparatiste pro-russe de Lougansk. Leur ville a été immédiatement prise par l’armée russe le 24 février, et comme un peu partout dans le pays, les connexions Internet et téléphone ont été coupées. À l’image d’Olena, il a malgré tout tenté de vivre normalement et conservé son emploi dans l’informatique.

Koupiansk est situé près de la région de Lougansk en Ukraine.
Koupiansk est situé près de la région de Lougansk en Ukraine.

En septembre, explique-t-il au HuffPost, « l’armée ukrainienne a lancé une contre-offensive. C’est la dernière fois que j’ai vu ma femme, Yevheniia. Elle est allée voir mon fils qui s’était réfugié chez ma belle-mère dans le village de Koupiansk-Vuzlovy. Koupiansk a été libéré lors de l’avancée des forces de Kiev, mais pas Koupiansk-Vuzlovy. J’ai alors perdu tout contact avec ma famille. »

Pavlo a tenté de partir de cette zone de guerre avec sa mère et l’un de ses oncles. Victime de bombardements, Yevheniia est décédée lors de cette fuite. Pavlo a été blessé et emmené par l’armée russe dans un hôpital de Lougansk. Après avoir signalé sa disparition et contacté la clinique qui n’a pas répondu à ses demandes, Denys a appris que si personne n’allait chercher son fils, il allait être « déporté de force dans un camp russe ».

C’est finalement sa belle-mère qui est allée récupérer Pavlo en urgence. « Je n’ai pas pu le faire moi-même, les Russes auraient pu me tuer ou me recruter pour leur armée », justifie Denys. Après un périple à travers différents pays, son fils a enfin pu quitter la Russie avec sa grand-mère et se réfugier en République tchèque.

Maria Lvova-Belova, pièce centrale du système d’adoption

Que serait-il arrivé à Pavlo si son père n’avait pas retrouvé sa trace avant qu’il arrive dans un camp ? Aurait-il, comme certains enfants, été adopté par une famille russe ? Fort possible, tant les déportations de jeunes ukrainiens sont devenues le maillon stratégique d’un système d’adoption mis en place par l’État et géré par Maria Lvova-Belova, la commissaire aux droits de l’enfant en Russie depuis 2021.

Âgée de 38 ans, cette proche de Vladimir Poutine s’occupe du destin des jeunes ukrainiens, souvent isolés de force de leurs familles, depuis le début de la guerre. « Ce que je préfère dans mon travail, c’est placer ces enfants dans des familles. (...) Nous aidons tous ceux qui le veulent, qui sont désespérés, les enfants qui le veulent », assurait-elle lors d’une entrevue avec le président russe le 16 février dernier.

Preuve d’une véritable machine instaurée par le Kremlin : alors que l’adoption d’enfants étrangers sans le consentement du pays d’origine est interdite en Russie, Vladimir Poutine a signé un décret facilitant ce processus grâce à un processus de naturalisation. À l’été 2022, Maria Lvova-Belova assurait ainsi que 350 « orphelins », qui en réalité ne le sont pas tous, avaient été adoptés.

Les déportations, des « crimes de guerre » selon l’ONU

Déjà mère de cinq enfants biologiques et tutrice de 13 jeunes en situation de handicap, Maria Lvova-Belova a elle-même adopté Filip. Cet adolescent de 15 ans originaire de Marioupol, la ville pilonnée par l’armée russe pendant des semaines au printemps 2022, a même reçu son passeport et sa citoyenneté russe, a-t-elle annoncé sur Telegram avec une photo d’elle et du jeune homme.

Maria Lvova-Belova et son fils adoptif, un adolescent de Marioupol.
Maria Lvova-Belova et son fils adoptif, un adolescent de Marioupol.

Dans cette propagande, la commissaire et la Russie affirment « protéger » ces enfants « réfugiés ». « Balivernes », réplique Anastassiia Marushevska de Where are our people. « Ce sont des criminels. Certains enfants sont préparés pour l’adoption, parfois les autorités changent leur identité pour qu’on ne puisse pas les retrouver. Elles offrent des enfants ukrainiens et expliquent aux familles russes à quel point c’est une bonne action de les adopter. On se croirait dans “ 1984 ” [le roman dystopique de George Orwell, ndlr] », s’exclame-t-elle.

L’ONU a également condamné le transfert et la déportation des enfants jeudi 16 mars. « Les situations examinées violent le droit international humanitaire et constituent un crime de guerre », ont conclu les enquêteurs dans ce premier rapport publié depuis le début de l’invasion russe. Des associations et le président ukrainien Volodymyr Zelensky parlent même de « crime contre l’humanité ».

« Les enfants ne peuvent pas être traités comme un butin de guerre », a aussi dénoncé le procureur général de la Cour pénale internationale Karim Khan, qui enquête sur des crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis par la Russie. Ce vendredi 17 mars, la CPI a d’ailleurs émis des mandats d’arrêt contre Maria Lvova-Belova et Vladimir Poutine.

En attendant que les responsables soient traduits devant la justice, la priorité d’Anastassiia Marushevska et de son association est de « mettre fin à la guerre ». Cependant, prévient-elle, « elle ne prendra pas fin tant que les déportés ne seront pas revenus à la maison ».

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