Fronde dans la police et Darmanin aux petits soins : Jusqu’où ira la toute-puissance des syndicats ?

Jusqu’où ira la toute-puissance des syndicats de police ? (photo de Gérald Darmanin prise en marge de la réception des syndicats de police à Beauvau le 27 juillet)
Jusqu’où ira la toute-puissance des syndicats de police ? (photo de Gérald Darmanin prise en marge de la réception des syndicats de police à Beauvau le 27 juillet)

POLITIQUE - L’ordre des forces. Depuis l’incarcération provisoire d’un membre de la BAC (brigade anticriminalité) de Marseille, soupçonné d’avoir passé à tabac - avec plusieurs collègues - un jeune homme en marge des émeutes, les syndicats policiers font souffler un vent de fronde au sein de l’institution.

Plusieurs organisations se targuent d’appeler leurs troupes à la mobilisation, entre arrêts maladie et service minimum, pour protester contre le sort de leur collègue. Fait rare, leur revendication est reprise au plus haut sommet de la hiérarchie. Par Frédéric Veaux, le DGPN (directeur général de la police nationale) ou par Laurent Nuñez, l’ancien ministre devenu préfet de police de Paris.

Les deux réclament un traitement judiciaire d’exception pour les forces de l’ordre qui empêcherait les juges de les incarcérer avant leur procès. Les policiers ne seraient donc plus soumis aux mêmes règles que les autres citoyens. Une demande ubuesque pour la gauche, inquiétante pour les syndicats de la magistrature, mais pas forcément mal accueillie du côté du camp présidentiel, comme le montre la réaction de Gérald Darmanin.

Darmanin et l’opération câlin en urgence

De retour de Nouvelle-Calédonie jeudi, où son silence se faisait pesant, le ministre de l’Intérieur a reçu en urgence les syndicats pour apporter son soutien aux forces de l’ordre. Les déclarations des organisations à cette rencontre en disent long sur la teneur des échanges : toutes ont salué l’écoute de leur ministre, et son engagement « très fort » sur les chantiers dont ils réclament l’ouverture.

En parallèle, la majorité apparaît plutôt passive depuis le début des arrêts maladies. Les membres du gouvernement répètent en boucle les mots du président de la République, « nul n’est au-dessus des lois », tandis que certains parlementaires n’hésitent pas à soutenir le DGPN en estimant qu’il « a raison » sur le fond.

Rares sont ceux, en tout cas, qui condamnent clairement l’entreprise des syndicats de police. On est loin de la réaction de François Mitterrand en 1983 qui avait limogé le directeur de la police nationale après une manifestation de syndicats de droite ou d’extrême droite sous les fenêtres du ministre de la Justice Robert Badinter. Un autre temps et d’autres circonstances, certes, mais dont l’issue radicale tranche avec les atermoiements d’aujourd’hui.

Quarante ans plus tard, la bienveillance du pouvoir politique à l’égard des syndicats de polices témoigne de leur puissance qui, semble-t-il, n’a cessé de s’accroître ces dernières décennies, selon l’avis de plusieurs spécialistes. Une tendance que la présidence Macron n’a pas stoppée, bien au contraire.

« Depuis des années, les syndicats de police exigent le privilège de droits qui les distingueraient des citoyens, au-delà des moyens légitimes dévolus à la force publique », résument le sociologue Christian Mouhanna et le professeur de droit Olivier Cahn dans une tribune publiée mercredi 26 juillet dans Le Monde, « depuis 2016, ils voient même cette exigence progressivement satisfaite par le législateur. »

« À ce moment-là, j’ai compris qu’ils avaient un pouvoir incroyable »

De fait, leur palmarès est conséquent depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, un président jugé pourtant peu complaisant à l’égard du dialogue social, ou des organisations syndicales en général. Au-delà des primes et revalorisations salariales décidées lors de la crise des gilets jaunes par exemple, ou d’un traitement de faveur pour la première version de la réforme des retraites, les syndicats ont déjà vu plusieurs de leurs revendications satisfaites, comme la gratuité du train sous certaines conditions.

Parmi ces faits d’armes, il est sans doute un épisode encore plus révélateur de leur influence. Le 8 juin 2020, le ministre de l’Intérieur de l’époque Christophe Castaner annonce l’abandon de la technique de la clef d’étranglement, une méthode d’interpellation polémique, pointée du doigt après la mort de Cedric Chouviat, un livreur décédé lors de son interpellation à Paris. Il demande également « qu’une suspension soit systématiquement envisagée pour chaque soupçon avéré d’acte ou de propos raciste. »

Furieux, les syndicats appellent à manifester et posent menottes à terre. « Les policiers ne considèrent plus Christophe Castaner comme étant légitimement leur ministre aujourd’hui. Il est indigne d’être le ministre de l’Intérieur », assène alors Yves Lefebvre, le patron de l’unité Unité SGP Police à l’époque, le 11 juin sur Europe 1. Le ministre, proche d’Emmanuel Macron, ne résiste pas : il est débarqué moins d’un mois plus tard, à la faveur d’un remaniement.

« Il ne faut pas se leurrer, ce sont eux qui l’ont fait virer. À ce moment-là, j’ai compris qu’ils avaient un pouvoir incroyable », résumait à l’époque au HuffPost une source de premier plan au sein du ministère de l’Intérieur, avant que le principal concerné confirme la chose lors de l’émission « Complément d’enquête », diffusée à l’automne 2022.

Quelle réponse à la « surenchère permanente » ?

Trois ans, et d’autres manifestations plus tard - dont une devant l’Assemblée nationale au cours de laquelle un syndicaliste souhaitait voir « les digues de la Constitution » céder -, les spécialistes sont nombreux à estimer que l’influence de ces organisations a encore franchi un cap. Ceci, à la faveur de la « faiblesse du gouvernement », selon les mots du chercheur spécialiste des questions de police, Sebastian Roché.

« L’autorité de l’État commence par l’autorité sur ses propres fonctionnaires. Or aujourd’hui, je pense que le gouvernement a peur, assurait-il dans Télérama le 24 juillet dernier. On le voit, l’équilibre du rapport de force est très précaire. Les syndicats de police ont le pouvoir qu’on leur donne et celui-ci dépend de la solidité du gouvernement. »

Christian Mouhanna et Olivier Cahn pointent le même phénomène. « Si certains policiers se sentent aujourd’hui en position de force au point de réclamer un statut au-dessus des lois, c’est que l’institution policière est ­parvenue, depuis quelques années, à convaincre le gouvernement qu’il ne tient que par elle », écrivent-ils dans leur tribune, en ciblant la « surenchère permanente » au sein des forces de l’ordre.

Dans ce contexte, les policiers frondeurs peuvent toujours compter sur la droite et l’extrême droite, promptes à convertir leurs revendications sur le terrain politique et législatif. À titre d’exemple, Éric Ciotti, Marine Le Pen ou encore Éric Zemmour plaident de longue date pour la création d’une « présomption de légitime défense », qui reviendrait, in fine, à leur accorder le « statut spécial » qu’ils réclament aujourd’hui, et les exonérerait ès qualités du code de procédure pénale.

Dès lors, la réponse du gouvernement se fait sur une ligne de crête, entre respect de l’État de droit et hommage aux forces de l’ordre. Elle semble, cependant, difficile à tenir. Après quelques jours de mobilisation et une heure à Beauvau, les syndicats se targuent déjà d’avoir obtenu l’oreille du ministre sur le « maintien des primes en plus du traitement » en cas de suspension pour faute. Ou « l’anonymisation totale pour tous les agents. »

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