"Foule de zombies" ou "nouveau rituel collectif"? Du Nouvel an aux concerts, pourquoi ce besoin de tout filmer

Une marée de smartphones qui photographient ou filment le feu d'artifice du 31 décembre au pied de l'arc de triomphe. L'image a fait le tour des réseaux sociaux.

À Paris, New York ou Londres, la réaction des noctambules a été la même dans la nuit de dimanche à lundi: téléphones portables brandis afin d'immortaliser le passage à la nouvelle année.

Qu'il s'agisse du feu d'artifice du Nouvel An ou de celui du 14 juillet, d'une finale de coupe du monde, de la projection du film-concert de Beyoncé ou encore de la première visite d'État en France du roi Charles III, pourquoi ce besoin de dégainer son smartphone?

Michael Stora, co-fondateur de l'Observatoire des mondes numériques en sciences humaines, devine l'influence des réseaux sociaux. Depuis leur avènement, "nous sommes pris dans un nouveau rapport à l'image", analyse-t-il pour BFMTV.com. Selon ce psychologue et psychanalyste, si l'objet, l'événement ou le moment ne sont pas photographiés et postés, "c'est comme s'ils n'existaient pas".

"L'image n'est plus uniquement une esthétique mais une preuve de son existence."

"Like" et narcissisme

Des images dont la vocation est justement d'être partagées, observe Anne Cordier, professeure des universités en sciences de l'information et de la communication à l'université de Lorraine. Et de s'entremêler. "Elles entrent en résonnance avec d'autres expériences vécues ou projetées", explique-t-elle à BFMTV.com.

"Il s'agit pour les jeunes d'appartenir à un cercle, c'est comme un signe de reconnaissance."

Faut-il y voir une forme de narcissisme? C'est ce que déplore le psychologue et psychanalyste Michael Stora, auteur de Réseaux (a)sociaux: découvrez le côté obscur des algorythmes. En particulier lorsque l'auteur se photographie ou se filme lui-même devant l'événement, "afin d'en obtenir un retour sur investissement affectif: le like", dénonce-t-il.

Une observation que nuance l'universitaire Anne Cordier, spécialiste des usages et des pratiques numériques chez les jeunes. "On croit souvent déceler une obsession de soi égocentrique dans ce type de pratique, mais il y a en réalité un vrai désir de sociabilité. C'est ce que les jeunes nous disent dans les enquêtes."

"Il ne s'agit pas seulement d'eux mais d'eux avec les autres. Ce n'est pas qu'une question de compétition."

"Une forme de mémoire"

Des images qui ont aussi une valeur sentimentale, pointe pour BFMTV.com la sociologue Catherine Lejealle, enseignante-chercheuse à l'ISC Paris. "C'est un souvenir comme on peut ramener du sable de la plage des vacances." Un "archivage" qui relèverait presque "de la collection".

"L'idée, c'est de garder une trace".

Un point de vue que partage Anne Cordier, la professeure des universités en sciences de l'information et de la communication. "Il s'agit de documenter tout en ajoutant la preuve qu'on était là", abonde-t-elle. Documenter mais aussi "se documenter soi-même", ajoute cette spécialiste des usages et des pratiques numériques chez les jeunes.

"Tout le monde a plus ou moins la même vue, mais ce sont ses propres images, sa propre empreinte personnelle."

Un archivage qui dépasserait la simple dimension ludique. "Avec ce type de pratiques les jeunes s'inscrivent dans un temps long", nuance Catherine Lejealle, spécialiste du digital et des usages des nouvelles technologies. "C'est une forme de mémoire."

Une "foule de zombies connectés"

Critique fréquemment formulée sur ce type de comportement, comme avec la vidéo montrant des dizaines et des dizaines de personnes, smartphones en main, filmant le feu d'artifice sur les Champs-Élysées: il s'agirait d'une "foule de zombies connectés", une "génération portable" qui ne saurait plus "profiter" de la vie ni "vivre le moment présent".

Une accusation caduque, considère la sociologue Catherine Lejealle, également auteure de Les Coulisses du dating, tout savoir sur la rencontre en ligne. Elle dresse la comparaison avec d'autres grands événements collectifs, qu'il s'agisse d'un match ou d'un concert. "On applaudit, on tape des pieds, on allume un briquet", rappelle-t-elle.

"Filmer un événement, c'est de la même façon une manière d'être plus actif, de participer et de s'impliquer davantage. C'est le sentiment de vivre ensemble quelque chose dans une forme de co-création."

Un "nouveau rituel collectif" et un moyen de participer "plus intensément" à ces "moments de liesse", ajoute Catherine Lejealle. L'usage du smartphone ne serait ainsi qu'une "déclinaison numérique" de la vie, juge l'universitaire Anne Cordier, co-auteure de Les enfants et les écrans, mythes et réalités.

"Et l'accumulation de toutes ces petites images de la vie font la vie et font la vie qu'on a ensemble."

Article original publié sur BFMTV.com