"Il faudra un mort ou un paralysé pour que ça bouge...", l'appréhension du peloton face aux nombreuses chutes

Sempiternelle histoire du cyclisme. Quand année après année, ce sport est balafré par les chutes. Parfois fauché par la mort. Il y eut le Suisse Gino Mader en juin dernier, décédé des suites de ses blessures à l'hôpital helvète de Chur au lendemain d'une chute catastrophique à très haute vitesse dans la descente du Col de l'Albula. Avant lui les Belges Bjorg Lambrecht en 2019 et Antoine Demoitié en 2016 ou le Kazakh Andrei Kivilev en 2003 avaient aussi laissé la vie en course. Comme l’Italien Fabio Casartelli, dernier coureur mort après un accident sur les routes du Tour de France, c'était en 1995. Ces deux derniers décès ayant définitivement fait rentrer le port du casque dans les mœurs du cyclisme professionnel. L'histoire est parfois porteuse d'enseignements.

Sans aller jusqu’à de tels extrêmes, le printemps cycliste a encore été marqué par des chutes dont la violence a choqué dans le peloton. Notamment mercredi dernier, quand à 85 km/h à l’approche du Kanarieberg sur A Travers la Flandres, la roue de Wout Van Aert a touché celle de son coéquipier Tiesj Benoot, envoyant dans un gigantesque fracas de nombreux coureurs au tapis, dont Wout Van Aert. Maillot arraché, épaule droite en sang, brancard, ambulance, hôpital, pompe à morphine, le Belge souffre dans sa chair, victime de plusieurs fractures à la clavicule au sternum et aux côtes. Son rêve de Tour des Flandres et de Paris-Roubaix s'est envolé.

"Juste le bruit en fait ça me fout des frissons rien que d’en parler"

A l’arrière du peloton, plusieurs coureurs parviennent à passer entre les gouttes tant bien que mal. Parmi eux, Julian Alaphilippe se remémore la scène 48 heures plus tard, encore un peu choqué. "C'était terrible en fait, souffle le double champion du monde. Je ne suis pas passé loin et j'ai fait un peu d'équilibre pour pas tomber parce que j'étais complètement à gauche et je voulais remonter Paul Magnier en tête de peloton. Juste le bruit en fait, ça me fout des frissons rien que d'en parler."

Car l’Auvergnat sait de quoi il parle. Victime d’une chute très douloureuse sur les Strade Bianche début mars dont il porte encore les stigmates à une jambe, il fut surtout éjecté en 2022 à plus de 60km/h contre un arbre sur Liège-Bastogne-Liège. Un poumon perforé et de trop nombreux sacrifices pour revenir au meilleur niveau ont un peu changé sa façon de voir les choses. "Ça me fait peur, c'est un grand mot", balaye-t-il. "Mais oui, j'ai beaucoup plus d'appréhension qu'avant. Je suis assez tombé ces dernières années et je sais ce que c'est à cette vitesse, je sais ce par quoi les mecs qui sont par terre vont passer donc oui ça refroidit. J’ai fait un message à Wout Van Aert. Le cyclisme est un sport cruel qui demande beaucoup de sacrifices et tout peut s’arrêter comme ça sur une chute."

Forte pression sur les équipes

D’autant que dans le milieu, beaucoup pensent que ce genre de chutes pourraient être évitées. Celle d’A Travers la Flandre est intervenue à un moment clé de la course où toutes les équipes tentaient de se replacer en tête de peloton sur une route large avant d’aborder un chemin sinueux puis la montée d’une difficulté potentiellement fatale pour les coureurs les moins bien placés. Dans ce contexte, Visma Lease a Bike a fait partie des équipes qui ont pris le lead, mais un instant d’inattention et une irrégularité sur la route ont envoyé au sol Wout Van Aert et bien d’autres coureurs comme Jasper Stuyven ou Mads Pedersen.

Derrière cette volonté d’être bien placé à un moment clé, peut être encore plus ces dernières années qu’à une certaine époque, il y a la pression mise constamment sur les coureurs pour faire des résultats. La moindre place d’honneur rapporte des points au classement UCI, et permet tous les trois ans d’établir un classement des 18 meilleures équipes labellisées "World Tour" qui peuvent prétendre à participer à toutes les plus grandes courses du monde, les autres se battant pour obtenir les rares invitations délivrées par les organisateurs des compétitions. Dans ce contexte là, chaque point compte, chaque accessit est disputé.

"Comme si vous conduisiez une voiture en regardant la télé et en étant au téléphone"

"Il y a une pression qui est très forte sur les coureurs", reconnaît Valentin Madouas, le puncheur de la Groupama-FDJ. "Mais c’est normal, car les attentes des équipes sont très élevées, tout est de plus en plus professionnel, le staff est beaucoup plus présent et le peloton globalement beaucoup plus jeune." Tout cela entraînant une sélection de plus en plus drastique des coureurs sur chaque course, car tous prétendent au meilleur. "Chacun doit montrer qu’il mérite sa place, les équipiers comme les leaders", poursuit le champion de France. "Donc la pression est plus forte, il y a plus de monde sous tension, et c’est un mélange de tout ça qui cause ce genre de chutes."

Sans compter l’évolution du matériel. Les vélos tout carbone ultra légers (même si l’UCI impose une masse plancher de 6,800kg) ne laissent qu’un maigre filet de sécurité aux cyclistes qui les pilotent. Les freins à disques qui ont définitivement remplacé les freins à patins répondent immédiatement et ne laissent donc aucun temps de réaction à quiconque se trouve lancé à très haute vitesse derrière un coureur qui freine subitement. Heureusement, la réglementation interdit aux cyclistes certaines positions hyper aérodynamiques notamment dans les descentes.

"Et puis ils ont les capteurs de puissance qu’ils doivent surveiller, les directeurs sportifs qui hurlent dans les oreillettes", s’indigne un éminent membre du staff de l'une des meilleures équipes du monde. "Ça va trop vite, c’est comme si vous conduisiez une voiture en regardant la télé et en étant au téléphone. C’est normal que ça aille au tapis. On essaye d’alerter l’UCI sur la nécessité de trouver des solutions, mais il faudra attendre un nouveau mort ou un mec paralysé pour que ça bouge. Et encore..."

Article original publié sur RMC Sport