Eurovision 2023: peut-on de nouveau s'attendre à un vote massif en faveur de l'Ukraine?

L'Ukraine va-t-elle de nouveau bénéficier des faveurs de l'Europe? Un an après son sacre lors de l'Eurovision 2022, le pays frappé par l'invasion russe occupe depuis des semaines le Top 4 des pronostics pour le cru 2023 avec la chanson Heart of Steel, du duo Tvorchi. De quoi se demander si, 15 mois après le début d'un conflit toujours en cours, le pays de Zelensky pourrait signer un doublé lors de la finale du 13 mai à Liverpool.

"Personne ne peut dire si l'Ukraine aurait remporté le concours si elle n'avait pas été en guerre", analyse Benoît Blasczcyk, secrétaire d'Eurofans, l'association des fans français. "Je dirais qu'ils auraient pu gagner, mais sans doute pas avec autant d'avance."

L'ombre de la guerre plane sur cette 67e édition, qui aurait dû être accueillie par Kiev après sa victoire en 2022. Les organisateurs lui ont préféré le Royaume-Uni en raison des incertitudes liées au conflit mais, comme l'a annoncé Liverpool, l'Ukraine sera au cœur des festivités. Et Tvorchi occupe la troisième place du classement des parieurs depuis des mois - non sans avoir été brièvement relégués à la quatrième position par La Zarra, la candidate de la France.

Leur prestation ce jeudi soir, lors de la deuxième demi-finale, pourrait de nouveau faire bouger les lignes. d'autant qu'ils ne risquent rien, puisque leur performance ne sera pas soumise au vote: en tant que gagnante de l'édition précédente, l'Ukraine est qualifiée d'office pour la finale.

Un télé-crochet politisé

Les manœuvres géopolitique à l'œuvre dans les coulisses de l'Eurovision, si elle sont impossibles à mettre en lumière, ne sont un secret pour personne. Florent Parmentier, secrétaire général du Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof), s'est penché sur cette compétition où une quarantaine de pays s'affrontent en chanson. En 2017, il a co-rédigé l'article de recherche Géopolitique de l’Eurovision: un miroir déformant de l’identité européenne:

"Il y a eu des régularités de vote dans l’histoire", qui mettent en évidence "des formes de connivence" entre certains pays, expose-t-il à BFMTV.com.

Il évoque notamment les pays baltes et la Scandinavie, prompts à s'accorder mutuellement des points. De même, il avance qu'"il peut y avoir des effets de l'actualité" sur les résultats finaux. On pense, notamment, au boycott du Royaume-Uni en 2003, année de son intervention en Irak.

2022, un dénouement annoncé

Ainsi, la victoire écrasante de l'Ukraine n'a-t-elle surpris personne, l'année dernière à Turin. Les images de l'invasion russe lancée à peine quelques mois plus tôt, étaient dans tous les esprits. Un élan de solidarité a traversé alors le Vieux Continent et le groupe Kalush Orchestra, qui représentait Kiev avec la chanson Stefania, a occupé pendant des semaines la première place du classement des bookmakers.

Les votes finaux avaient donné raison aux prédictions: la formation folklo-rap avait été largement plébiscitée avec 631 points reçus, loin devant les 466 points du Royaume-Uni arrivé deuxième.

"Une forme de solidarité"

Le suspense avait pourtant été préservé jusqu'à la dernière minute. En fin d'émission, les points distribués par les jurys internationaux (dévoilés avant ceux du public) n'avaient placé l'Ukraine qu'en quatrième position. Ce sont les télévotes qui ont fait basculer la tendance en offrant la victoire aux Kalush Orchestra.

"Les jurys gardent souvent une forme d’objectivité, ils respectent certainement des critères plus précis que le public", estime Florent Parmentier. "Ils écoutent chaque année, avec régularité, ils vont plutôt juger la qualité artistique."

Les téléspectateurs, à l'inverse, ont la liberté d'attribuer leurs points de manière plus spontanée. Et leur sollicitude, ce soir-là, a agi selon le spécialiste comme une preuve de leur engagement politique: "Il y a incontestablement eu une forme de solidarité par le vote qui s’est manifestée, quelques mois après le choc."

Douze mois plus tard, un conflit "banalisé"

Et un an après, qu'en sera-t-il? Toutes les issues sont possibles mais, pour Benoît Blaszczyk, une nouvelle victoire ukrainienne semble peu probable:

"L'an dernier, tout le monde était sous le coup de l'émotion", se souvient-il. "La guerre s'était déclarée à 2000 km de chez nous, on se demandait ce qu'il se passait, on se disait que c'était dangereux."

"Le constat est triste mais, un an après, j'ai l'impression que la guerre s'est banalisée", poursuit le spécialiste. "C’est malheureusement comme ça, l’information est un ogre qui se nourrit de tout ce qui se passe: je pense que dans les votes, ça va se traduire par un soufflet retombé."

La tornade suédoise

Surtout, les musiciens de Tvorchi auront cette fois une adversaire redoutable. Loreen, chanteuse suédoise et icône de l'Eurovision, représentera son pays avec le titre Tattoo après avoir déjà remporté le concours en 2012 (grâce à Euphoria, tube international). Au fil des dernières semaines, aucune autre candidature n'est parvenue à lui faire quitter la première place des pronostics, et les parieurs lui prêtent 46% de chances de remporter la victoire.

Benoît Blaszczyk évoque une autre donnée qui pourrait avoir son importance. Chaque année, les différents fans clubs européens soumettent leurs prévisions quant aux points qu'accordera leur pays lors du vote final.

"Ce n'est qu'un jeu de pronostics entre clubs, mais on a souvent le nez fin", glisse-t-il.

Leurs pronostics pour le cru 2023 sont sans appel: aucun des 43 pays qui s'est prêté au jeu n'a mis l'Ukraine dans son Top 12.

Vers un beau score, mais pas une victoire

Même prédiction pour Florent Parmentier: "Je pense que l'Ukraine terminera assez haut, parce qu'il y a toujours une forme de solidarité et de mobilisation, mais le sentiment est moins fort", analyse-t-il. Il en veut pour exemple la décision prise en avril par la Pologne, pourtant très engagée auprès de l'Ukraine depuis le début du conflit, d'interdire les importations de blé ukrainien afin de protéger ses propres agriculteurs.

Ce qui n'empêchera pas une prime probable des États baltes et de la Slovaquie, ne serait-ce que grâce à l'impact de la diaspora: "On peut s’attendre à un fort soutien des pays qui accueillent de nombreux réfugiés ukrainiens. Ce sont aussi des pays qui s'identifient de manière beaucoup plus forte à des souvenirs malheureux. Ce serait un moyen d'apporter du réconfort et de rêver que l'Ukraine puisse vraiment organiser l'Eurovision l'année suivante ce qui signifierait que l'heure de la reconstruction est arrivée."

Les artistes de Tvorchi, quant à eux, préfèrent garder leurs distances avec ce genre de pronostics: "Nous sommes du genre à ne jamais regarder sur internet, on ne suit pas les paris", ont-ils confié à BFMTV il y a quelques jours:

"Pour nous, ce qui est important est de bien nous produire, d'être satisfaits de notre travail et de montrer à ceux qui nous ont choisis pour représenter le pays qu'ils ont pris la bonne décision". Et de conclure dans un rire: "Mais si on gagne, on appréciera aussi!"

Article original publié sur BFMTV.com